La chapelle du Diable
de compte, Julianna avait trouvé le moyen de le réconforter…
Dès qu’il entra dans la cuisine, François-Xavier remarqua la disparition de la
fameuse banderole. Julianna lui tournait le dos, s’affairant à laver la
vaisselle. Il était évident, à son maintien rigide, qu’elle lui battait froid.
D’un pas décidé, le jeune homme alla à sa femme et, sans lui laisser le temps de
réagir, il la retourna face à lui et l’embrassa avec passion. Puis il la relâcha
et lui sourit amoureusement. Surprise, Julianna resta un moment interdite à
regarder son mari d’un air perplexe.
— Mes beaux yeux verts, murmura François-Xavier. Tu peux pas savoir comment ta
surprise me fait plaisir…
Émue, Julianna parla d’une petite voix.
— J’pensais que t’étais fâché ! T’es parti sans rien dire ! se
plaignit-elle.
— Y fallait que j’aille le dire à Ti-Georges !
— C’est là que t’étais ?
— Ben oui voyons !
— J’espère que t’as pas fait de peine à Marguerite !
— Pourquoi tu dis ça ? s’étonna François-Xavier en s’asseyant à la table.
— C’est des affaires de femme mais… Marguerite, ben… elle est pas enceinte,
elle.
— J’sais ben, pis ?
— Ben c’est dur pour elle, tu comprends, après des fausses couches.
— Comment ça des fausses couches ?
— Tu t’es jamais demandé comment ça se faisait qu’y en avait pas d’autres après
Elzéar pis Jean-Marie ?
— Euh… non.
— Ça fait trois fois de suite qu’a perd ses bébés… au tout début par
exemple…
Julianna alla se placer debout derrière son mari et lui passa les bras autour
du cou.
— Il faudra prier, François-Xavier… S’il fallait qu’y m’arrive la même
chose !
À peine quelques jours qu’elle était certaine de son état et elle savait
qu’elle serait complètement atterrée si sa grossesse s’interrompait. Elle
surveillait chaque nouveau signe de son corps. Le bout de ses seins était
sensible, rien que le frottement à travers ses vêtements la faisait grimacer.
Elle s’endormait partout, et en plus se levait avec le mal de cœur. Marguerite
lui avait assuré que tous ses symptômes étaient de bon augure. Elle avait
tellement hâte de voir son bébé. Elle avait peine à s’imaginer être une mère...
Sa marraine l’avait recueillietoute petite et elles avaient vécu
seules, toutes les deux. Jamais elle n’avait eu à prendre soin d’un bébé. Elle
ne pouvait s’empêcher de penser à sa mère Anna, morte en la mettant au monde.
Elle était certaine que cela lui arriverait aussi. Elle se voyait mourir au bout
de son sang... Elle devait faire un effort et chasser ces pensées
morbides…
— Tu dois avoir faim ? demanda tout à coup Julianna à son mari.
François-Xavier se rendit compte qu’il n’avait pas soupé. Le verre d’alcool
avec un estomac vide lui faisait tourner un peu la tête. Curieusement, il
n’avait aucun appétit. Pour ne pas faire de peine à sa femme, il dit :
— Je dirais pas non à mon morceau de gâteau aux bleuets.
Servant son morceau qu’elle avait ôté, elle s’attabla près de lui et le regarda
manger avidement son dessert. Il y avait si longtemps qu’elle ne l’avait vu
heureux de même !
— J’t’ai-tu dit que j’avais inscrit la fromagerie au grand concours du meilleur
cheddar ? fit tout à coup François-Xavier, la bouche pleine. J’pense que j’ai
peut-être une chance, même si c’est juste ma première année de production.
— Ce serait une bonne chose, approuva Julianna en souriant.
— J’vas remporter le premier prix, tu vas voir !
— J’ai marié tout un homme. Le roi du fromage !
— Ris pas de moé, Julianna... rétorqua François-Xavier. Tu vois, tu l’as, ton
château, la plus belle pis la plus grande maison du monde !
— Pauvre François-Xavier ! T’as jamais vu les maisons de Montréal !
— Peut-être, mais elles sont pas sur le bord d’un beau lac comme icitte.
— Ben non, rien que sur le bord d’un fleuve.
— Tu m’payerais cher pour aller vivre là ! Moé, c’est icitte que j’vas être
enterré, pis mes fils quand y vont être vieux.
— Ben moé, en attendant, ton premier fils me donne mal au cœur... dit Julianna
en devenant soudainement blême.
Son mari l’examina un moment. Tendrement, il enroula autourde
ses doigts une jolie boucle blonde.
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