La chapelle du Diable
rendait plus heureuse que de s’installer avec moé
icitte sur le bord du lac. A dit que c’est un cadeau du Bon Dieu pis qu’a le
mérite pas… A m’a dit aussi qu’a l’avait ben peur d’avoir gâté la p’tite
Julianna. J’ai ben l’impression que ton mariage sera pas de tout repos, mon
gars.
François-Xavier s’était arrêté de marcher et s’était retourné vers l’immensité
bleue. Les paroles de son père résumaient ce qu’il ressentait depuis sa vie
d’homme marié. Il avait l’impression d’être embarqué dans un train qui allait
beaucoup trop rapidement et qui menaçait de dérailler à chaque courbe. Jamais il
ne serait à la hauteur de Julianna, jamais il ne parviendrait à la combler.
C’est son prétendant de Montréal qu’elle aurait dû épouser. Cet Henry Vissers
était certainement digne d’elle, ils étaient du même milieu, tandis que lui… Il
s’était penché et avait pris une poignée de sable encore refroidi par la nuit et
l’avait laissé s’échapper d’entre ses doigts. Il avait gardé le silence le temps
que s’écoule ce sablier improvisé. Il avait repris une autre
poignée mais cette fois, il avait pressé fortement sa main, tentant de retenir
son butin. Il avait dit d’un air presque triste :
— Vous êtes vous déjà demandé, son père, combien de grains de sable y pouvait y
avoir rien que dans cette poignée-là que j’ai entre mes mains ?
Ernest n’avait pas répondu. Son fils avait continué sa pensée.
— T’arrives jamais à les compter, y en a toujours qui s’échappent d’entre tes
doigts.
D’un air désabusé, le jeune homme avait lâché sa prise et laissé tomber ce qui
restait. Il avait enfoui ses mains dans ses poches et, avec un soupir, avait
porté son regard vers l’horizon.
— Avec Julianna, j’pense que j’vas recommencer le compte à chaque matin. On est
si différents…
Ernest, qui avait écouté son fils sans mot dire, s’était approché de lui et
s’était mis également à observer le lac.
— Moé, j’trouve plutôt que vous vous ressemblez tous les deux… Sauf que toé, tu
gardes en dedans ce que ta Julianna, a garde en dehors…
Il avait mis des années à comprendre le sens de cette phrase. François-Xavier
se força à revenir au temps présent. Le soleil se couchait si tôt et il voulait
traverser à Péribonka avant la noirceur.
La porte d’entrée ne fermait même plus et il n’eut qu’à pousser solidement
dessus pour qu’elle s’ouvre avec un grincement sinistre. Le spectacle était
désolant. Des débris de plâtre recouvraient le plancher et avaient laissé des
trous béants un peu partout dans les murs. Les planchers de bois avaient gondolé
sous l’effet de l’humidité et la rampe d’escalier qui menait à l’étage était
presque arrachée. En évitant les lattes les plus abîmées qui risquaient de le
faire atterrir dans la cave de terre, François-Xavier se dirigea vers le grand
salon. Les doubles portes coulissantes gisaient sur le sol, leurs carreaux à
moitiécassés. Triste, il s’avança dans la pièce vide. Des notes
de musique s’égrenèrent et là, dans le coin du salon, l’image du piano de
Julianna apparut. François-Xavier eut envie de rebrousser chemin. Mais au lieu
de tourner le dos à ses souvenirs, il respira un grand coup et se dit :
« Envoie, mon gars, il est temps d’affronter les fantômes du passé. » Le piano
apparut alors dans toute sa splendeur, Julianna assise au clavier.
P REMIÈRE PARTIE
I
l y avait déjà de
longues minutes que François-Xavier épiait sa toute nouvelle épouse en train de
jouer au piano. Julianna, son amour, sa princesse, son rêve… Julianna, assise au
clavier, ses jolies mains enfonçant avec rage les touches. C’était le lendemain
de leur nuit de noces. Elle était encore en robe de nuit, un châle crocheté sur
les épaules, pieds nus sur les pédales de l’instrument. Ses cheveux mi-longs
n’étaient pas brossés et lui donnaient un petit air sauvage qu’il adora. Elle ne
chantait pas, elle se contentait de marteler des notes, la bouche crispée, les
yeux au loin. Le nouveau marié quitta sans bruit son poste d’observation et
s’approcha de sa belle. Il alla se placer derrière elle. Il huma l’odeur de sa
jeune épouse. Il baissa la tête et déposa ses lèvres au creux du cou de
Julianna. Elle ne cessa
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