La Chute Des Géants: Le Siècle
pas de mesure. »
Walter s’efforça de réprimer ses
propres sentiments. Il serait stupide et dangereux pour l’Allemagne de se mêler
de ce conflit, mais à quoi bon le dire à Robert ? Walter avait pour
mission de collecter des informations et non de s’engager dans une querelle. « Je
comprends, fit-il. Est-ce que tout le monde à Vienne partage ton opinion ?
— À Vienne, oui, répondit
Robert. Tisza, lui, est opposé à cette initiative. » Istv á n Tisza était le Premier ministre de la Hongrie, mais son pouvoir
était subordonné à celui de l’empereur d’Autriche. « Il propose un
encerclement diplomatique de la Serbie.
— Une manœuvre moins
spectaculaire, peut-être, mais également moins risquée, remarqua prudemment
Walter.
— Une manœuvre de faible. »
Walter demanda l’addition.
Profondément troublé par ce qu’il venait d’apprendre, il ne souhaitait
cependant pas se brouiller avec Robert. Tous deux s’estimaient et s’entraidaient,
et il ne voulait pas que cela change. Sur le trottoir, il lui tendit la main et
lui étreignit l’avant-bras en signe de camaraderie. « Quoi qu’il advienne,
nous devons nous serrer les coudes, cousin, déclara-t-il. Nous sommes des
alliés et le serons toujours. » Il laissa à Robert le soin de décider s’il
parlait de leur amitié ou de leurs pays respectifs. Ils se séparèrent bons
amis.
Walter traversa Green Park sans s’attarder.
Pendant que les Londoniens profitaient du soleil, un nuage de mélancolie
flottait au-dessus de lui. Il avait espéré que l’Allemagne et la Russie ne
seraient pas mêlées à la crise des Balkans, mais ce qu’il avait appris aujourd’hui
suggérait hélas le contraire. Arrivé devant le palais de Buckingham, il tourna
à gauche et remonta le Mail jusqu’à l’entrée de service de l’ambassade d’Allemagne.
Son père y disposait d’un bureau,
où il passait une semaine sur trois. Le mur était orné d’un portrait à l’huile
de l’empereur Guillaume et une photo de Walter en uniforme de lieutenant était
posée sur le secrétaire. Otto tenait une poterie dans sa main. Il collectionnait
les céramiques anglaises et adorait partir à la chasse aux pièces rares. En
observant celle-ci avec plus d’attention, Walter vit que c’était un compotier
en creamware, aux parois moulées et délicatement ajourées pour imiter un
panier d’osier. Connaissant les goûts de son père, il devina qu’il datait du XVIII e siècle.
Otto était en compagnie de
Gottfried von Kessel, un attaché culturel que Walter détestait. Il coiffait sa
masse de cheveux noirs avec une raie sur le côté et portait des lunettes à verres
épais. Il avait le même âge que Walter et était comme lui fils de diplomate, ce
qui aurait pu les rapprocher. Il n’en était rien. Walter considérait Gottfried
comme un lèche-bottes.
Il le salua d’un signe de tête et
s’assit. « L’empereur d’Autriche a écrit à notre kaiser.
— Nous sommes au courant »,
s’empressa de commenter Gottfried.
Walter ne releva pas : l’attaché
culturel cherchait toujours à le rabaisser. « Il ne fait nul doute que la
réponse du kaiser sera favorable, dit-il à son père. Mais bien des choses
dépendront des nuances qu’il y apportera.
— Sa Majesté ne s’est pas
encore confiée à moi.
— Mais elle le fera. »
Otto acquiesça. « Il lui
arrive d’aborder ce genre de sujet avec moi, en effet.
— Et si l’empereur opte pour
la prudence, peut-être persuadera-t-il les Autrichiens de se montrer moins
belliqueux.
— Pourquoi ferait-il une
chose pareille ? intervint Gottfried.
— Pour éviter que l’Allemagne
soit entraînée dans un conflit dont l’enjeu se limite à la Serbie, un
territoire sans aucune valeur !
— De quoi avez-vous peur ?
railla Gottfried. De l’armée serbe ?
— Je redoute l’armée russe,
et vous devriez en faire autant, répliqua Walter. C’est la plus grande armée de
tous les temps…
— Je sais, coupa Gottfried.
— En théorie, continua
Walter, imperturbable, le tsar peut mobiliser six millions d’hommes en quelques
semaines…
— Je sais…
— … soit bien plus que
la population totale de la Serbie.
— Je sais. »
Walter soupira. « Apparemment,
vous savez tout, von Kessel. Savez-vous qui a donné des fusils et des bombes
aux assassins ?
— Des nationalistes slaves,
j’imagine.
— Et quels nationalistes slaves, selon vous ?
— Qui
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