La Chute Des Géants: Le Siècle
prit la main et le guida, comme il l’avait guidée
dans la loge de l’opéra. « Mets ton doigt à l’intérieur », chuchota-t-elle.
Elle se laissa aller contre son épaule. Il sentait la chaleur de son souffle à
travers sa veste et sa chemise. Les coups de reins se succédaient. Puis elle
émit un petit bruit de gorge, tel le cri étouffé d’une femme qui rêve, et
chavira enfin contre lui.
Soudain, il entendit la porte s’ouvrir,
puis la voix de Lady Hermia. « Maud, ma chère, il est temps de prendre
congé. »
Walter retira sa main et Maud se
hâta de lisser sa jupe. D’une voix tremblante, elle lança : « Je m’étais
trompée, tante Herm, Walter avait raison : c’est le Danube et non la
Volga qui arrose Belgrade. Nous venons de le vérifier dans l’atlas. »
Ils se penchèrent sur le livre,
tandis que Lady Hermia les rejoignait derrière l’étagère. « Je n’en ai
jamais douté, dit-elle. En général, les hommes ne se trompent pas sur ces
sujets. Et puis, Herr von Ulrich est diplomate, il se doit de savoir nombre de
faits dont une femme n’a nul besoin de s’encombrer l’esprit. Tu devrais faire
preuve d’un peu de retenue, Maud.
— Vous avez sans doute
raison », répondit-elle avec un aplomb stupéfiant.
Ils sortirent de la bibliothèque et
longèrent le couloir. Walter ouvrit la porte du salon. Lady Hermia passa la
première. En la suivant, Maud croisa le regard de Walter. Il leva la main
droite, glissa le bout de l’index entre ses lèvres et le suça.
2.
Ça ne peut pas continuer comme ça,
songea Walter en retournant à l’ambassade. Il se sentait dans la peau d’un
écolier. Maud avait vingt-trois ans, lui vingt-huit, mais ils devaient recourir
à des subterfuges grotesques pour disposer de cinq minutes d’intimité. Il était
temps qu’ils se marient.
Il devrait demander la permission
de Fitz qui, depuis la mort de leur père, était le chef de famille. Fitz aurait
certainement préféré qu’elle épouse un Anglais, mais il finirait par céder :
sans doute craignait-il de ne jamais réusSir à marier sa sœur si
fougueuse.
Non, le vrai problème était Otto.
Il voulait que Walter épouse une jeune Prussienne bien sage, qui serait ravie
de passer son existence à lui donner des héritiers. Et quand Otto voulait une
chose, il faisait tout pour l’obtenir, écrasant sans remords la moindre
opposition – la qualité même qui avait fait de lui un excellent
officier. À ses yeux, il était inconcevable que son fils puisse choiSir librement
sa femme, sans pression ni ingérence. Walter aurait préféré disposer du soutien
et des encouragements de son père : la perspective de cet affrontement
inévitable ne l’enchantait guère. Toutefois, l’amour qui l’habitait était bien
plus puissant que sa piété filiale.
Londres était étrangement animée
pour un dimanche soir. Le Parlement ne siégeait pas et les mandarins de
Whitehall avaient regagné leurs demeures banlieusardes, mais la vie politique
se poursuivait dans les palais de Mayfair, dans les clubs de gentlemen de St
James et dans les ambassades. Dans la rue, Walter croisa plusieurs députés,
deux sous-secrétaires du Foreign Office et quelques diplomates européens. Sir Edward
Grey était resté en ville ce week-end au lieu de se rendre dans sa villa
bien-aimée du Hampshire.
Walter trouva son père dans son
bureau, en train de lire des télégrammes décodés. « Le moment est
peut-être mal choisi pour vous annoncer la nouvelle », commença Walter.
Otto grommela sans interrompre sa
lecture.
Walter s’obstina. « Je suis
amoureux de Lady Maud. »
Otto leva les yeux. « La
sœur de Fitzherbert ? Je m’en doutais. Toutes mes condoléances.
— Je vous en prie, père,
soyez un peu sérieux.
— Non, c’est à toi de l’être. »
Otto reposa les feuillets qu’il tenait. « Maud Fitzherbert est une
féministe, une suffragette et une agitatrice. Jamais elle ne fera une bonne
épouse, surtout pour un diplomate allemand issu d’une bonne famille. N’en
parlons plus. »
Ravalant les paroles bien senties
qui lui montaient aux lèvres, Walter serra les dents et jugula sa colère. « C’est
une femme merveilleuse et je l’aime, alors, quelle que soit votre opinion, je
vous prierais d’être poli quand vous parlez d’elle.
— Je vais te dire ce que je
pense, répliqua Otto sans prendre de gants. C’est une femme épouvantable. »
Il se replongea dans ses
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