La Chute Des Géants: Le Siècle
pendant une heure.
— Non, dit Grigori. Je
rentre chez moi. »
Varia haussa les épaules et alla
s’occuper d’Isaak, moins gravement blessé.
Grigori se leva avec difficulté.
L’usine tournoya autour de lui quelques instants, et Konstantin dut le
rattraper en le voyant chanceler, mais il réussit tout de même à se tenir
debout.
Konstantin ramassa sa casquette
tombée par terre et la lui tendit.
Il était encore flageolant lorsqu’il
se mit en marche. Il refusa pourtant qu’on lui vienne en aide et, au bout de
quelques pas, réussit à avancer presque normalement. L’exercice chassa sa
migraine, mais ses côtes douloureuses l’obligeaient à faire attention. Il
traversa lentement le dédale d’établis et de tours, de forges et de presses,
pour gagner la cour puis le portail de l’usine.
Là, il tomba sur Katerina qui
arrivait.
« Grigori ! Tu es mobilisé
– ton nom est sur la liste ! » Puis elle vit son visage tuméfié.
« Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Une brève rencontre avec
ton flic préféré.
— Ce salaud de Pinski !
Tu es blessé !
— Ça guérira.
— Je te ramène à la maison. »
Grigori était surpris. Voilà ce
qui s’appelait inverser les rôles. Jamais Katerina n’avait pris soin de lui. « Je
peux me débrouiller tout seul, répondit-il.
— Je t’accompagne quand
même. »
Elle lui attrapa le bras et ils s’avancèrent
dans les rues étroites, à contre-courant des milliers d’ouvriers qui
déferlaient vers l’usine. Grigori était perclus de douleur et nauséeux, mais c’était
une joie pour lui de marcher bras dessus, bras dessous avec Katerina tandis que
le soleil se levait au-dessus des rues crasseuses et des maisons misérables.
Le trajet familier l’épuisa plus
qu’il ne l’aurait pensé ; dès qu’il fut dans sa chambre, il s’effondra sur
le lit.
« J’ai caché une bouteille
de vodka chez les filles, dit Katerina.
— Non, merci, mais je veux
bien un peu de thé. »
Il ne possédait pas de samovar,
aussi elle prépara du thé dans une casserole et le lui servit dans un bol, avec
un morceau de sucre. Une fois qu’il l’eut avalé, il se sentit un peu mieux. « Le
pire dans cette histoire, dit-il, c’est que j’aurais pu éviter d’être incorporé ;
mais Pinski s’est juré de veiller à ce que je rejoigne mon unité. »
Elle s’assit sur le lit à côté de
lui et sortit une brochure de sa poche. « Une des filles m’a donné ça. »
Grigori y jeta un coup d’œil.
Cela ressemblait à une publication gouvernementale, grise et officielle. Elle
était intitulée « Aide aux familles des soldats ».
« La femme d’un soldat a
droit à une pension mensuelle de l’armée, expliqua Katerina. Ce n’est pas
réservé aux indigents, c’est pour tout le monde. »
Grigori se rappelait vaguement
avoir entendu parler de cette mesure. Il n’y avait guère prêté attention, car
elle ne s’appliquait pas à lui.
« Ce n’est pas tout,
poursuivit Katerina. Elle a droit à des réductions sur le charbon et sur les
transports, et aussi à une aide pour ses enfants scolarisés.
— C’est bien, commenta
Grigori qui tombait de sommeil. L’armée n’a pas l’habitude d’être aussi sensée.
— Mais cela ne concerne que
les femmes mariées. »
Grigori tressaillit. Elle ne
pensait quand même pas à… « Pourquoi tu me parles de ça ?
— À l’heure actuelle, je n’aurais
droit à rien. »
Grigori se redressa sur le coude
et la fixa du regard. Soudain, son cœur battit plus fort.
« Si j’étais mariée à un
soldat, je m’en sortirais mieux, dit-elle. Et mon bébé aussi.
— Mais… c’est Lev que tu
aimes.
— Je sais. » Elle se
mit à pleurer. « Mais Lev est en Amérique et il se fiche bien de moi. Il
ne m’a même pas écrit pour prendre de mes nouvelles.
— Alors… qu’est-ce que tu
veux faire ?» Grigori connaissait déjà la réponse, mais il voulait l’entendre
de sa propre bouche.
«Je veux me marier.
— Pour avoir droit à la
pension des femmes de soldats. »
Elle hocha la tête et ce geste
étouffa l’infime et ridicule espoir qui venait de naître en lui. « Ce
serait vraiment important pour moi, insista-t-elle. Avoir un peu d’argent quand
le bébé arrivera – surtout si tu es à la guerre.
— Je comprends, dit-il le
cœur lourd.
— On peut se marier ? S’il
te plaît ?
— Oui. Bien sûr. »
2.
On célébrait cinq
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