La Chute Des Géants: Le Siècle
Mikhaïl Mikhaïlovitch », dit-elle. En
usant de son nom patronymique, elle montrait qu’elle connaissait Pinski. « Il
est bien celui qu’il prétend être. » Elle se planta devant le policier,
les bras croisés sur sa poitrine plantureuse, comme pour le défier de mettre sa
parole en doute.
« Alors, explique-moi
ceci. » Pinski sortit de sa poche une feuille de papier. « Grigori
Sergueïevitch Pechkov a quitté Saint-Pétersbourg il y a deux mois à bord de l’
Ange Gabriel. »
Kanine, le surveillant, apparut
alors : « Que se passe-t-il ici ? Pourquoi tout le monde a-t-il
cessé le travail ? »
Pinski pointa Grigori du doigt. « Cet
homme est Lev Pechkov, le frère de Grigori, et il est recherché pour avoir
assassiné un officier de police ! »
Tandis que tout le monde
protestait à grands cris, Kanine leva la main pour réclamer le silence : « Officier,
je connais les frères Pechkov et je les ai vus presque tous les jours pendant
des années. Ils se ressemblent beaucoup, comme c’est souvent le cas de deux
frères, mais je peux vous assurer que cet homme-ci est bien Grigori. Et vous
empêchez l’atelier de travailler.
— Si cet homme est Grigori,
dit Pinski avec le sourire du joueur qui abat son atout, qui a embarqué sur l ’Ange
Gabriel ? »
À peine eut-il posé cette
question que la réponse fut évidente à tous. Même à Pinski, qui eut l’air
ébahi.
« On m’a volé mon billet et
mon passeport, déclara Grigori.
— Mais pourquoi n’as-tu pas
porté plainte ? bredouilla Pinski.
— À quoi bon ? Lev
avait déjà quitté le pays. Vous ne pouviez pas le rattraper, ni me rendre ce qu’il
m’avait volé.
— Mais cela fait de toi le
complice de sa fuite. »
Kanine intervint une nouvelle
fois. « Capitaine Pinski, vous avez commencé par accuser cet homme de
meurtre. Peut-être était-ce une raison suffisante pour interrompre la
production de l’atelier des roues. Mais vous venez d’admettre que vous vous
êtes trompé, et vous l’accusez maintenant d’avoir négligé de signaler un vol de
documents. En attendant, notre pays est en guerre et vous retardez la
fabrication de locomotives dont l’armée russe a un besoin urgent. Si vous ne
souhaitez pas que votre nom figure dans le prochain rapport que nous
adresserons à l’état-major, je vous suggère de régler au plus vite l’affaire
qui vous a conduit ici. »
Pinski se tourna vers Grigori. « Quelle
est ton unité ? »
Sans réfléchir, Grigori répondit :
« Le régiment de Narva.
— Ah ! L’ordre de
mobilisation a été publié aujourd’hui. » Il se tourna vers Isaak. « Je
parie que tu en fais partie, toi aussi. »
Isaak resta muet.
« Lâchez-les », ordonna
Pinski.
Grigori vacilla sur ses jambes
quand les policiers s’écartèrent de lui, mais il réussit à ne pas tomber.
« Veillez à vous présenter à
la caserne comme vous en avez reçu l’ordre, ajouta Pinski aux deux ouvriers.
Sinon, je m’occuperai de vous. » Il tourna les talons et s’en fut avec le
peu de dignité qui lui restait. Ses hommes le suivirent.
Grigori se laissa tomber
lourdement sur un tabouret. Il avait une violente migraine, une douleur aux
côtes et l’estomac en compote. Il n’avait qu’une envie : se rouler en
boule dans un coin et s’évanouir. Mais il résista, mû par le déSir ardent
de liquider Pinski et le système auquel il appartenait. Un de ces jours, se
répéta-t-il, nous éliminerons ce salaud, le tsar et tout ce qu’ils
représentent.
« L’armée vous fichera la
paix, assura Kanine, j’ai fait ce qu’il fallait pour m’en assurer, mais pour ce
qui est de la police, j’ai bien peur de ne pas pouvoir vous aider. »
Grigori acquiesça d’un air
lugubre. C’était ce qu’il craignait. En veillant à ce que Grigori et Kanine
soient bien mobilisés, Pinski leur avait infligé un coup plus brutal qu’il ne l’avait
fait avec sa masse.
« Je regretterai de te
perdre, poursuivit Kanine. Tu es un excellent ouvrier. » Il semblait
sincèrement ému, mais il était impuissant. Au bout de quelques instants, il
leva les bras au ciel en signe de désespoir et sortit de l’atelier.
Varia s’approcha de Grigori avec
une cuvette d’eau et un linge propre. Elle lava son visage en sang. Quoique
robuste, elle avait des mains étonnamment douces. « Tu devrais aller faire
un tour au dortoir de l’usine, dit-elle. Trouve-toi un lit inoccupé et
repose-toi
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