La Chute Des Géants: Le Siècle
alla
la rapporter au joueur. Il regarda Olga. Elle était en pleine conversation avec
Dewar, cherchant à le séduire par ses manières aguicheuses, exactement comme
elle le faisait avec lui au garage. Il en éprouva un pincement de jalousie si
violent qu’il aurait volontiers balancé son poing dans la figure de ce grand
escogriffe. Croisant le regard d’Olga, il lui décocha son plus charmant
sourire, mais elle se détourna. Les autres jeunes gens l’ignoraient
complètement.
Quoi de plus normal, se dit-il.
Une jeune fille de bonne famille pouvait être aimable avec le chauffeur quand
elle allait fumer dans le garage et lui prêter autant d’attention qu’à un
meuble en présence de ses amis. Il n’en était pas moins blessé dans son orgueil.
Il s’éloigna et aperçut Vialov en
complet trois pièces descendant l’allée de gravier qui menait au tennis.
Probablement venait-il saluer les invités de sa fille avant de repartir
travailler en ville.
Une seconde de plus et il
surprendrait Olga en train de fumer. Cela ferait du grabuge, c’était sûr.
Pris d’une inspiration soudaine,
en deux enjambées, Lev rejoignit le fauteuil d’Olga et lui arracha la cigarette
des doigts.
« Hé ! protesta-t-elle.
— Qu’est-ce qui vous prend ?»
lança Gus Dewar en fronçant les sourcils.
Lev avait déjà vissé la cigarette
entre ses lèvres quand Vialov le repéra. « Qu’est-ce que tu fabriques ici ?
Sors ma voiture du garage !
— Oui, monsieur, s’empressa
Lev.
— Et éteins cette fichue
cigarette quand tu me parles ! »
Lev pinça le bout incandescent
entre ses doigts et fourra le mégot dans sa poche. « Excusez-moi,
monsieur, je me suis oublié.
— Que cela ne se reproduise
plus !
— Non, monsieur.
— Allez, file ! »
Lev s’éloigna rapidement avant de
regarder par-dessus son épaule. Les jeunes gens avaient bondi sur leurs pieds
et Vialov leur serrait jovialement la main pendant qu’Olga, l’air penaud,
faisait les présentations. Elle avait failli se faire prendre. Lev croisa son
regard éperdu de reconnaissance.
Il lui adressa un clin d’œil et
poursuivit son chemin.
4.
Le salon d’Ursula Dewar contenait
de rares objets de décoration, tous inestimables chacun à sa façon : une
tête en marbre d’Elie Nadelman, une première édition de la Bible de Genève, une
rose unique dans un vase en cristal taillé et une photographie encadrée
représentant son grand-père, qui avait ouvert l’un des tout premiers grands
magasins d’Amérique. À six heures, quand Gus entra, sa mère s’y trouvait, en
robe du soir, en train de lire un roman récent intitulé Le Bon Soldat.
« C’est bien ? lui
demanda-t-il.
— Excellent. Il paraît
pourtant que l’auteur est un affreux goujat. »
Il lui prépara un cocktail comme
elle les aimait, du bitter sans sucre. Il était dans ses petits souliers. À mon
âge, je ne devrais pas avoir peur de ma mère, se dit-il. Il est vrai qu’elle
pouvait être cinglante. Il lui tendit le verre.
« Merci. Alors, comment se
passent ces vacances ?
— Très bien.
— Je craignais que la vie
trépidante de Washington et de la Maison-Blanche ne te manque. »
Gus l’avait lui-même redouté,
mais ce congé lui procurait des plaisirs inattendus. « J’y retournerai en
même temps que le président. Pour le moment, je m’amuse beaucoup.
— À ton avis, est-ce que
Woodrow va déclarer la guerre à l’Allemagne ?
— J’espère que non. Les
Allemands sont prêts à faire machine arrière. En échange, ils veulent que les
Américains cessent de vendre des armes aux Alliés.
— Le ferons-nous ? »
Comme une bonne moitié de la population de Buffalo, Ursula était d’ascendance
allemande, mais par ce « nous », elle désignait l’Amérique.
« Certainement pas. Les
commandes anglaises rapportent beaucoup trop d’argent à nos usines.
— C’est l’impasse, alors ?
— Pas encore. Le petit
ballet se poursuit. Et pendant ce temps, comme pour nous rappeler la pression que
subissent les pays neutres, l’Italie a rejoint le camp des Alliés.
— Cela pourrait-il faire
basculer la situation ?
— Ce ne sera pas suffisant. »
Gus prit une profonde inspiration et se lança : « Cet après-midi, j’ai
joué au tennis chez les Vialov. » Le ton de sa voix lui parut moins
détaché qu’il ne l’aurait souhaité.
« As-tu gagné, mon chéri ?
— Oui. Ils ont une maison de
la Prairie. C’est
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