La Chute Des Géants: Le Siècle
sang,
déconcerté, les yeux fixés sur son tortionnaire.
« Elle est enceinte ! »
Malgré la terreur et la douleur
qui lui brouillaient l’esprit, Lev essaya de réfléchir. Ils avaient toujours
utilisé des préservatifs. On en trouvait dans toutes les grandes villes d’Amérique.
Il avait veillé à en mettre un, sauf la première fois bien sûr, qui l’avait
pris au dépourvu ; et aussi le jour où elle lui avait fait visiter la
maison en l’absence de ses parents ; et quand ils avaient fait l’amour sur
le grand lit de la chambre d’amis ; et une fois encore, dans le jardin, à
la nuit tombée…
Oui, il y avait eu plusieurs
fois, se rendait-il compte maintenant.
« Elle devait épouser le
fils du sénateur Dewar, dit Vialov d’une voix dure où l’amertume le disputait à
la rage. Mon petit-fils aurait pu être président. »
Lev avait du mal à aligner deux
idées, mais il comprit que le mariage devrait être annulé. Gus Dewar n’épouserait
pas une fille enceinte d’un autre, même s’il l’adorait. À moins que…
Il parvint à balbutier : « Elle
n’est pas obligée d’avoir le bébé… Il y a des médecins ici, en ville… »
Vialov reprit le knout. Lev se
recroquevilla. « N’y songe même pas ! hurla Vialov. C’est contre la
volonté de Dieu ! »
Lev en fut abasourdi. Certes, il
conduisait la famille au grand complet à l’église le dimanche, mais il avait
toujours supposé que la religion n’était qu’une façade pour Josef. Et voilà que
ce type qui vivait de malhonnêtetés et de violences ne supportait pas qu’on
prononce le mot d’» avortement » ! Lev lui aurait bien demandé ce que
son Église pensait de la corruption et du knout.
« Tu te rends compte de l’humiliation
que tu m’infliges ? poursuivit Vialov. Tous les journaux de la ville ont
annoncé les fiançailles. » Son visage s’empourpra, sa voix s’enfla jusqu’au
hurlement. « Qu’est-ce que je vais dire au sénateur Dewar ? J’ai
convenu de la date avec le prêtre ! J’ai retenu les traiteurs ! Les
invitations sont sous presse ! Je vois déjà cette vieille garce
prétentieuse de Mrs Dewar rire de moi derrière sa main ridée. Et tout ça à
cause d’une saloperie de chauffeur ! »
Il leva encore le knout, puis le
jeta violemment loin de lui. « Je ne peux pas te tuer. » Se tournant
vers Théo, il ordonna : « Emmène ce tas de merde chez le docteur, qu’il
le recouse. Ce type va épouser ma fille. »
XVI.
Juin 1916
1.
« Dis donc, fiston, et si on
causait un peu tous les deux ? » lui lança son père.
Billy fut tout ébahi. Depuis près
de deux ans – en fait depuis qu’il avait cessé de se rendre au temple
Bethesda –, ils ne s’adressaient pour ainsi dire plus la parole. L’atmosphère
était toujours tendue dans leur petite maison de Wellington Row. Il en avait
presque oublié l’effet que cela faisait d’entendre des voix douces bavarder
gentiment à la cuisine – ou même élever le ton au cours d’une discussion
passionnée. S’il s’était engagé dans l’armée, c’était en partie à cause de ce
climat délétère.
Or Da lui avait parlé d’une voix
presque humble. Billy le dévisagea attentivement. Son expression confirmait ce
que son ton laissait pressentir : aucune agressivité, aucun défi, une
requête, sans plus.
N’empêche, il n’avait pas l’intention
de se plier aux volontés de son père. « Et pour quoi faire ? »
répondit-il.
Da ouvrit la bouche, prêt à
répliquer vertement. Il réussit pourtant à se contenir. « J’ai agi par
orgueil, dit-il. C’est un péché. Toi aussi, tu as peut-être été orgueilleux,
mais c’est une affaire qui vous regarde, le Seigneur et toi – en tout cas,
ce n’est pas une excuse pour moi.
— Il t’a fallu deux ans pour
comprendre ça ?
— Ça m’aurait pris encore
plus longtemps si tu n’étais pas parti à l’armée. »
Billy et Tommy s’étaient engagés
l’année précédente en mentant sur leur âge. Ils avaient été affectés au
huitième bataillon des Welsh Rifles, les chasseurs gallois, connu sous le nom d’Aberowen
Pals, les copains d’Aberowen. On avait constitué ces bataillons de copains en
vertu d’une idée toute nouvelle : de regrouper les soldats originaires de
la même ville, des hommes qui se connaissaient depuis toujours, les entraîner
puis de les faire combattre côte à côte. On pensait que ce serait bon pour
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