La Chute Des Géants: Le Siècle
avec un large
sourire, but et passa la bouteille au suivant.
Walter observait les environs,
mine de rien. La tranchée était construite n’importe comment. Les parois
penchaient et n’étaient pas étayées. Le sol était irrégulier, sans revêtement
de planches, et donc boueux même en été. Le tracé n’était même pas rectiligne,
ce qui n’était peut-être pas plus mal finalement car elle n’était protégée par
aucun parapet destiné à faire barrage aux tirs d’artillerie. Il régnait une
odeur fétide : les hommes ne devaient pas toujours prendre la peine d’aller
jusqu’aux latrines. Quel était le problème avec ces Russes ? Tout ce qu’ils
faisaient était approximatif, désordonné et mal fini.
Comme la bouteille passait de
main en main, un sergent pointa son nez.
« Qu’est-ce que c’est,
Feodor Igorovitch ? demanda-t-il au grand caporal. Pourquoi discutez-vous
avec un salaud d’Allemand ? »
Feodor était jeune, mais doté d’une
moustache fournie qui rebiquait sur ses joues. Curieusement, il portait un
béret de marin planté de travers au sommet de son crâne. Son aplomb frisait l’insolence.
« Un petit coup, sergent Gavrik ? »
Le sergent but au goulot comme
les autres, mais sans afficher la même désinvolture que ses hommes. Il jeta à
Walter un regard méfiant. « Qu’est-ce que vous foutez ici ? »
Walter avait préparé ses
répliques. « Au nom des ouvriers, des soldats et des paysans allemands, je
viens vous demander pourquoi vous vous battez contre nous. »
La surprise passée, Feodor
rétorqua : « Et vous, pourquoi est-ce que vous vous battez contre
nous ? »
Là encore, Walter avait une
réponse toute prête. « Nous n’avons pas le choix. Notre pays est toujours
gouverné par le kaiser. Nous n’avons pas encore fait notre révolution. Mais
vous, si. Le tsar n’est plus là et la Russie est maintenant gouvernée par son
peuple. Je suis donc venu demander au peuple : pourquoi nous faites-vous
la guerre ? »
Feodor glissa un regard au
sergent et dit : « On n’arrête pas de se le demander. »
Gavrik haussa les épaules. Walter
le soupçonnait d’être un traditionaliste qui gardait prudemment ses opinions
pour lui.
D’autres soldats arrivèrent le
long de la tranchée pour se joindre à eux. Walter ouvrit une autre bouteille.
Il observa le cercle d’hommes crasseux, maigres et dépenaillés qui se soûlaient
avec empressement. « Que veulent les Russes ? » Plusieurs
réponses fusèrent : « Des terres.
— La paix.
— La liberté.
— De la gnôle ! »
Walter sortit une autre bouteille
du carton. Ils avaient surtout besoin d’un morceau de savon, de nourriture
copieuse et de chaussures neuves, pensa-t-il.
« Je veux rentrer chez moi,
dans mon village, dit Feodor. On est en train de partager les terres du prince
et je voudrais réassurer que ma famille en aura sa part. »
Walter demanda : « Vous
soutenez un parti politique ?
— Les bolcheviks ! »
cria un soldat.
Les autres poussèrent des
hourras.
Walter était ravi. « Êtes-vous
membres du parti ? »
Ils secouèrent la tête.
« Avant, répondit Feodor, je
soutenais les socialistes révolutionnaires, mais ils nous ont laissés tomber. »
D’autres confirmèrent d’un hochement de tête. « Kerenski a rétabli le
knout dans l’armée, ajouta Feodor.
— Et il a ordonné une
offensive pour l’été », annonça Walter. Il avait sous les yeux un
empilement de caisses de munitions, mais il n’y fit pas allusion, de peur qu’à
la moindre question trop précise, les Russes ne le soupçonnent d’être un
espion. « Nos avions ont repéré les préparatifs d’en haut, précisa-t-il.
— Pourquoi attaquer ?
lança Feodor à Gavrik. Nous pouvons tout aussi bien faire la paix de là où nous
sommes. » Un murmure d’approbation lui répondit.
« Et que ferez-vous si vous
recevez l’ordre d’avancer ? interrogea Walter.
— Il faudra réunir le comité
des soldats pour en discuter, répondit Feodor.
— Arrête tes conneries,
grommela Gavrik. Les comités de soldats ne sont plus autorisés à discuter les
ordres. »
Une rumeur de mécontentement s’éleva.
En bordure du cercle, un homme marmonna : « C’est ce qu’on verra,
camarade sergent. »
La foule continuait à grossir.
Les Russes devaient être capables de sentir l’alcool de loin. Walter brandit
deux autres bouteilles. Il expliqua aux nouveaux
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