La Chute Des Géants: Le Siècle
Avant Katerina, il n’avait pas connu cette joie simple. Ses rapports de
jeunesse avec les femmes avaient été hâtifs et sans lendemain. C’était une
expérience émouvante et nouvelle pour lui de rester couché près d’une femme
après l’amour pour caresser son corps avec douceur et tendresse, sans
précipitation ni convoitise. Peut-être était-ce cela, le secret du mariage. « Tu
es encore plus belle quand tu es enceinte », lui dit-il d’une voix
assourdie pour ne pas réveiller Vlad.
Pendant deux ans et demi, il
avait servi de père au fils de son frère ; cette fois, l’enfant à naître
serait le sien. Il aurait aimé lui donner le nom de Lénine, mais ils avaient
déjà un Vladimir. La grossesse de Katerina avait radicalisé l’engagement
politique de Grigori. Il devait penser au pays dans lequel l’enfant grandirait,
et il voulait que son fils soit un homme libre. (Car, dans son esprit, il n’y
avait pas de doute que ce serait un garçon.) Il voulait être sûr que la Russie
serait gouvernée par son peuple et non par un tsar, un parlement bourgeois ni
une coalition d’affairistes et de généraux qui renoueraient avec le modèle d’autrefois,
sous des formes nouvelles.
Il n’appréciait pas vraiment
Lénine. Cet homme vivait dans un état de colère incessante. Il passait son
temps à invectiver les gens. Tous ceux qui le contredisaient étaient des « porcs »,
des « salauds », des « cons ». Mais il travaillait plus dur
que n’importe qui, réfléchissait longuement et prenait toujours les bonnes
décisions. Toutes les « révolutions » qu’avait déjà connues la Russie
s’étaient perdues en tergiversations. Grigori savait qu’avec Lénine, cela n’arriverait
pas.
Le gouvernement provisoire en
était parfaitement conscient, lui aussi, et certains signes donnaient à penser
que ses membres voulaient la peau de Lénine. La presse de droite l’avait accusé
d’être un espion à la solde de l’Allemagne. L’accusation était absurde. Il
était vrai pourtant que Lénine disposait d’une source de financement secrète.
En tant que bolchevik de la première heure, Grigori appartenait au cercle le
plus étroit et n’ignorait pas que l’argent venait d’Allemagne. Si ce secret
était éventé, cela attiserait les soupçons.
Il somnolait quand il entendit
des pas dans le couloir, suivis de coups violents et insistants frappés à la
porte. Il cria en enfilant son pantalon : « Qu’est-ce que c’est ?»
Vlad se réveilla et se mit à pleurer.
Une voix masculine demanda :
« Grigori Sergueïevitch ?
— Oui. » Ouvrant la
porte, Grigori découvrit Isaak. « Qu’est-ce qui se passe ?
— Ils ont émis des mandats d’arrêt
contre Lénine, Zinoviev et Kamenev. »
Grigori se figea. « Il faut
les avertir !
— Une voiture de l’armée
nous attend en bas.
— Je mets mes chaussures. »
Isaak s’en alla. Katerina prit
Vladimir dans ses bras pour le consoler. Grigori s’habilla à la hâte, les
embrassa tous les deux et dévala l’escalier.
Il grimpa dans le véhicule à côté
d’Isaak en disant : « Le plus important, c’est Lénine. » Le
gouvernement avait raison de s’en prendre à lui. Zinoviev et Kamenev étaient de
fervents révolutionnaires, mais Lénine était le moteur du mouvement. « Il
faut le prévenir en premier. Va chez sa sœur. Aussi vite que tu peux. »
Isaak lança le moteur à plein
régime. Grigori s’accrocha pendant que le véhicule négociait un virage dans un
grand crissement de pneus. Quand la voiture se redressa, il demanda : « Comment
l’as-tu su ?
— Par un bolchevik du
ministère de la Justice.
— Quand est-ce que les
mandats ont été signés ?
— Ce matin.
— Pourvu qu’on y soit à
temps. » Grigori avait très peur que Lénine ait déjà été arrêté. Sa
détermination inflexible était sans égale. Il était tyrannique sans doute, mais
il avait propulsé le parti bolchevique à la première place. Sans lui, la
révolution risquait de sombrer dans la confusion et les compromis.
Rue Chirokaïa, Isaak se rangea
devant un immeuble bourgeois. Grigori sortit de la voiture d’un bond et alla
frapper à la porte des Elizarov. Anna Elizarova, la sœur aînée de Lénine, vint
ouvrir. Elle avait une cinquantaine d’années et des cheveux grisonnants séparés
par une raie au milieu. Grigori la connaissait : elle travaillait à la Pravda. « Il est là ? demanda
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