La Chute Des Géants: Le Siècle
demander si Lénine accepterait
de le suivre.
Mais, à son grand soulagement,
Lénine se laissa aisément persuader.
« Je crois que, sans toi, les
camarades ne franchiront jamais le pas décisif », lui dit Grigori.
Il n’en fallut pas davantage pour
le convaincre.
Lénine laissa un mot sur la table
de la salle à manger pour rassurer Margarita : « Je vais là où tu ne
voulais pas que j’aille. Au revoir, Ilitch. » Les membres du parti l’appelaient
toujours par son deuxième prénom, Ilitch.
Grigori vérifia qu’il avait bien
son pistolet pendant que Lénine enfilait sa perruque, une casquette d’ouvrier
et un manteau informe. Puis ils se mirent en route.
Grigori était aux aguets,
craignant de tomber sur un détachement de police ou une patrouille de l’armée
qui auraient pu reconnaître Lénine. Il se promit de tirer sans hésitation pour
empêcher son arrestation.
Ils étaient les seuls passagers
du tramway. Lénine demanda à la conductrice ce qu’elle pensait des derniers
événements politiques.
Ils descendirent à la gare de
Finlande et poursuivirent à pied. Entendant un bruit de sabots, ils se
cachèrent pour laisser passer un groupe de cadets loyalistes prêts à en découdre.
À minuit, Grigori déposa
triomphalement Lénine à l’institut Smolni.
Lénine se rendit immédiatement à
la salle 36 et organisa une réunion du comité central bolchevique. Trotski
annonça que les gardes rouges contrôlaient désormais un grand nombre des points
clés de la ville. C’était insuffisant aux yeux de Lénine. Il déclara que pour
des raisons symboliques, les troupes révolutionnaires devaient investir le
palais d’Hiver et arrêter les ministres du gouvernement provisoire. Cette
mesure était indispensable pour convaincre le peuple que le pouvoir était
définitivement et irrévocablement passé aux mains des révolutionnaires.
Grigori savait qu’il avait
raison.
Les autres aussi.
Trotski commença à préparer la
prise du palais d’Hiver.
Cette nuit-là, Grigori n’alla pas
retrouver Katerina.
5.
Ils n’avaient pas droit à l’erreur.
L’acte final de la révolution
devait être décisif, Grigori en était conscient. Il veilla à ce que les ordres
soient clairs et parviennent à temps à leurs destinataires.
Le plan n’était pas compliqué,
mais Grigori craignait que le minutage prévu par Trotski ne soit trop
optimiste. L’essentiel de la force chargée de l’attaque serait constitué de
marins révolutionnaires. La plupart partiraient de Helsingfors, capitale de la
région finlandaise, par train et bateau dès trois heures du matin ; d’autres
arriveraient de Cronstadt, la base navale insulaire située à trente kilomètres
de la côte.
L’attaque devait être lancée à
midi.
Comme sur les champs de bataille,
l’opération commencerait par un tir de barrage : depuis l’autre rive du
fleuve, les canons de la forteresse Pierre-et-Paul pilonneraient les murs du
palais. Les soldats et les marins occuperaient ensuite le bâtiment. Trotski
assurait que tout serait terminé à deux heures, quand devait débuter le congrès
des soviets.
Lénine voulait ouvrir la séance
en annonçant que les bolcheviks avaient déjà pris le pouvoir. C’était la
seule façon d’éviter un nouveau gouvernement de compromis, inefficace et
indécis – la seule façon d’être sûr que Lénine accéderait au pouvoir.
Cela se ferait-il aussi vite que
l’espérait Trotski ?
Le palais d’Hiver n’était pas
très bien gardé. À l’aube, Grigori put envoyer Isaak en reconnaissance à l’intérieur.
Celui-ci rapporta qu’il y avait à peu près trois mille soldats loyalistes dans
l’enceinte du bâtiment. S’ils étaient correctement commandés et se battaient
avec courage, les combats seraient rudes.
Isaak découvrit aussi que
Kerenski avait quitté la ville. Comme les gardes rouges contrôlaient les gares,
il n’avait pas pu prendre le train et avait fini par réquisitionner un
véhicule. « Qu’est-ce que c’est que ce Premier ministre qui ne peut pas
prendre le train dans sa propre capitale ? demanda Isaak.
— En tout cas, il est parti,
répliqua Grigori, ravi. Et je ne crois pas qu’il reviendra un jour. »
Mais son humeur s’assombrit quand
midi sonna : aucun marin n’était arrivé.
Il franchit le pont qui menait à
la forteresse Pierre-et-Paul pour s’assurer que les canons étaient prêts. Là,
il s’aperçut avec horreur que c’étaient des
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