La Chute Des Géants: Le Siècle
avant la date prévue pour l’ouverture du congrès panrusse, Grigori se rendit
à un vaste rassemblement de toutes les troupes de la forteresse Pierre-et-Paul,
organisé par le comité militaire révolutionnaire. La réunion débuta à midi et
se poursuivit tout l’après-midi : des centaines de soldats discutaient
politique sur la place, devant le fort, sous les yeux de leurs officiers,
impuissants et furieux. Puis Trotski arriva sous un tonnerre d’applaudissements
et, après l’avoir écouté, ils votèrent d’obéir au comité plutôt qu’au
gouvernement, à Trotski plutôt qu’à Kerenski.
En s’éloignant de la place,
Grigori se dit que le gouvernement ne pourrait pas admettre qu’une unité aussi
primordiale que l’armée se soumette à une autre autorité que la sienne. Les
canons de la forteresse étaient directement pointés, au-delà du fleuve, sur le
palais d’Hiver où le gouvernement provisoire avait établi son siège. Kerenski
allait sûrement s’avouer battu et démissionner.
Le lendemain, Trotski annonçait
des mesures préventives contre un putsch contre-révolutionnaire de l’armée. Il
ordonna aux gardes rouges et aux troupes loyales au soviet de prendre le
contrôle des ponts, des gares, des postes de police, ainsi que du central
téléphonique et de la banque d’État.
Grigori restait aux côtés de
Trotski pour traduire le flot d’ordres du grand homme en instructions précises
à l’adresse des différentes unités militaires et les faire transmettre à
travers toute la ville par des messagers à cheval, à bicyclette ou en voiture.
Il trouvait que les « mesures préventives » de Trotski ressemblaient
fort à une prise de pouvoir.
Au grand étonnement de Grigori et
à sa grande satisfaction, il n’y eut que très peu de résistance.
Un espion infiltré au palais
Marinski rapporta que le Premier ministre avait demandé un vote de confiance au
préparlement, l’organe chargé de mettre en place l’assemblée constituante et
qui avait si lamentablement failli à sa tâche. Le préparlement refusa. Personne
ne s’en soucia vraiment. Kerenski appartenait au passé, rejoignant la liste des
incompétents qui avaient vainement prétendu diriger la Russie. Il retourna au
palais d’Hiver où son gouvernement impuissant continua à faire semblant de
gouverner.
Lénine se cachait dans l’appartement
d’une camarade, Margarita Fofanova. Le comité central, craignant son
arrestation, lui avait interdit de se déplacer en ville. Grigori était l’une
des rares personnes à savoir où il se trouvait. À huit heures du soir,
Margarita arriva à l’institut Smolni avec un billet de Lénine ordonnant aux
bolcheviks de lancer immédiatement une insurrection armée. Trotski rétorqua
avec agacement : « Qu’est-ce qu’il croit que nous sommes en train de
faire ? »
Mais Grigori donnait raison à
Lénine. En tout état de cause, les bolcheviks ne s’étaient pas encore tout à
fait emparés du pouvoir. Lorsque le congrès des soviets serait réuni, il aurait
toute autorité et, même si les bolcheviks étaient majoritaires, on aboutirait à
un nouveau gouvernement de coalition résultant de compromis.
Le congrès devait débuter le
lendemain à deux heures. Lénine était apparemment le seul à comprendre l’urgence
de la situation, constatait Grigori non sans découragement. On avait besoin de
lui ici, au cœur de l’action.
Il décida d’aller le chercher.
La nuit était glaciale, balayée
par un vent du nord qui transperçait le manteau de cuir que Grigori portait
par-dessus son uniforme de sergent. Le centre-ville présentait un aspect
incroyablement normal : des membres bien habillés de la classe moyenne
sortaient des théâtres et se dirigeaient vers des restaurants illuminés, tandis
que des mendiants les harcelaient pour quelques pièces de monnaie et que les
prostituées affichaient leur sourire aux coins des rues. Grigori adressa un
signe à un camarade qui vendait une brochure de Lénine intitulée Les
bolcheviks parviendront-ils à conserver le pouvoir ? Grigori ne l’acheta
pas. Il connaissait déjà la réponse.
L’appartement de Margarita était
situé à la limite nord du quartier de Vyborg. Grigori ne pouvait s’y rendre en
voiture sans risquer d’attirer l’attention de la police sur l’endroit où Lénine
se cachait. Il gagna à pied la gare de Finlande et monta dans un tram. Le
trajet était long, et il eut tout le temps de se
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