La Comte de Chanteleine - Épisode de la révolution
rien de bon, et fit néanmoins des préparatifs de départ en homme qui s’y entendait. Le lendemain, en effet, il se mit en mer en compagnie du chevalier, pour lequel il ressentait une bien grande amitié.
C’était, en effet, un bon et excellent cœur que ce jeune homme ; il avait pris, avec courage la situation terrible que la Révolution faisait aux gens de sa naissance et de son âge ; bien qu’il comptât vingt-cinq ans à peine, les événements mûrirent singulièrement son esprit au milieu de cette atmosphère qui embrasait la France. Après avoir tout perdu, sans famille, seul, il semblait naturel qu’Henry de Trégolan reportât ce qu’il avait d’affection et de dévouement sur le comte et sur sa fille. Kernan le sentait bien et il entrevoyait déjà, pour l’avenir, certains arrangements qui ne lui déplaisaient pas ; au contraire.
Au sang-froid surhumain que le jeune Trégolan montra en sauvant Mue de Chanteleine, au courage qu’il déployait dans son métier de pécheur, Kernan reconnut en lui un caractère adroit, sage et résolu. C’était un homme dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire un appui sûr qu’il ne fallait pas dédaigner à cette époque de bouleversement social.
Quand Kernan aimait quelqu’un, il l’aimait bien, et il en parlait ; plusieurs fois, il formula devant le comte son opinion bien arrêtée sur Henry, et il n’attendait guère que Marie ne fût pas là pour la dire.
Quelques jours après son arrivée à Douarnenez, le comte voulut aider lui-même ses compagnons dans leur pénible travail ; il s’embarqua avec eux ; il était toujours fort triste, mais les incidents de la pêche amenaient une heureuse diversion dans ses idées. Quelquefois, les journées étaient bonnes, mais cinq jours sur huit le gros temps empêchait les bateaux de sortir.
Les poissons se vendaient sur place à des expéditeurs qui les envoyaient à Quimper ou à Brest ; on en consommait aussi dans le ménage. En somme, ce que la pêche rapportait et les quelques sols gagnés par la jeune fille à ses ouvrages de couture suffisaient à faire vivre ce petit monde, qui se trouvait presque heureux dans sa détresse.
Kernan ne voulait pas que l’on touchât à l’argent du comte ; les circonstances pouvaient devenir graves, et il fallait le garder précieusement, pour le cas où il fût devenu nécessaire ou possible de quitter le pays.
Quant à lui, s’il était jamais obligé de fuir la Bretagne, il le ferait, il n’abandonnerait pas son maître ; mais assurément il y reviendrait accomplir certaine vengeance qui lui tenait au cœur. Seulement il n’en parlait jamais, et ne faisait aucune allusion à Karval.
Pendant la pêche, on s’arrangeait toujours de façon à ce que la jeune fille ne fût jamais seule, et soit son père, soit le bonhomme Locmaillé, il y avait toujours quelqu’un près d’elle.
D’ailleurs, l’arrivée des nouveaux venus dans le pays n’avait surpris personne ; on ne s’inquiétait aucunement de leur présence ; on les acceptait comme des parents du bonhomme Locmaillé, et, comme ils étaient fort serviables, on finit par les aimer. D’ailleurs, ils avaient peu de communication avec le dehors, et les bruits de la Révolution venaient expirer au seuil de leur cabane.
Le 1 er janvier 1794, Henry vint trouver la jeune fille en présence de son père et de Kernan, et lui offrit une petite bague, pour présent de nouvelle année.
– Acceptez, mademoiselle, lui dit-il d’une voix émue : cette bague vient de ma sœur.
– Ah ! monsieur Henry, murmura Marie.
Elle s’arrêta, regarda son père et Kernan, se jeta dans leurs bras en les mouillant de larmes ; puis elle revint vers le chevalier.
– Henry, dit-elle en lui tendant timidement sa joue, je n’ai pas d’autre présent à vous faire.
Le jeune homme effleura de ses lèvres la joue fraîche de la jeune fille, et sentit son cœur battre à se rompre dans sa poitrine.
Kernan souriait, et le comte mêlait involontairement dans sa pensée les noms d’Henry de Trégolan et de Marie de Chanteleine.
X – L’ÎLE TRISTAN
Le mois de janvier s’écoula paisiblement, et les hôtes de Locmaillé reprirent peu à peu confiance. Trégolan se sentait chaque jour plus vivement attiré vers la jeune fille ; mais, Marie étant son obligée, il mettait à cacher son amour tout le soin qu’un autre, moins délicat, eût mis à l’afficher ; personne donc ne s’en doutait,
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