La Comte de Chanteleine - Épisode de la révolution
si ce n’est peut-être Kernan, qui avait de bons yeux et qui se disait : « Cela se fera, et rien de plus heureux n’aura pu se faire. »
Le village de Douarnenez était tranquille et ce calme ne fut troublé qu’une seule fois, et dans les circonstances suivantes.
Il y avait, de l’autre côté de la rivière, en face de la maison de Locmaillé, à un demi-quart de lieue à peine, une île très rapprochée de la côte et faite uniquement d’un gros rocher inculte ; un feu allumé à son sommet signalait pendant la nuit l’entrée du port. On l’appelait l’île Tristan, et elle justifiait bien son nom ; Kernan avait remarqué que les pêcheurs semblaient l’avoir prise en horreur ; ils évitaient avec soin d’y aborder ; plusieurs d’entre eux même montraient le poing en passant devant elle ; d’autres se signaient et leurs femmes menaçaient les enfants méchants de « l’île maudite ».
On eût dit qu’elle renfermait une léproserie ou un lazaret. C’était un véritable lieu de proscription et dont on avait peur.
Les pêcheurs disaient parfois :
– Le vent souffle de l’île Tristan, la mer sera mauvaise, et plus d’un y restera.
Cette crainte n’était évidemment pas justifiée ; néanmoins, cet endroit passait pour dangereux et funeste. Et cependant il était habité, car de temps à autre on apercevait, errant sur les rocs, un homme vêtu de noir, que les gens de Douarnenez se montraient du doigt en criant :
– Le voilà ! le voilà !
Souvent même, à ces cris se joignaient des menaces.
– À mort ! à mort ! répétaient les pêcheurs avec colère.
Alors l’homme vêtu de noir rentrait dans une hutte délabrée, située au sommet de l’îlot.
Cet incident se renouvela plusieurs fois ; Kernan le fit observer au comte, et ils interrogèrent Locmaillé à ce sujet.
– Ah ! fit celui-ci, vous l’avez donc vu ?
– Oui ! répondit le comte ; pouvez-vous me dire, mon ami, quel est ce malheureux qui semble rejeté de la société des hommes ?
– Ça ! c’est le maudit ! répliqua le pêcheur avec un air de menace.
– Mais quel maudit ? demanda Kernan.
– Yvenat, le juroux .
– Quel Yvenat ? quel juroux ?
– Il vaut mieux n’en pas parler, répliqua le bonhomme.
Il n’y avait rien à tirer du vieil entêté ; mais un soir, dans les premiers jours de février, cette question fut reprise sur une réflexion que fit Locmaillé lui-même. Tout le petit monde était réuni devant le vaste feu de la salle basse. Le temps était mauvais ; la pluie et le vent sifflaient au-dehors ; on entendait les ais de la porte et des volets gémir péniblement ; il se faisait aussi, dans le large tuyau de la cheminée, de grands engouffrements d’air qui rabattaient la flamme et la fumée dans la chambre.
Chacun était plongé dans ses pensées ; on écoutait rugir la tempête, quand le bonhomme dit, comme s’il se fût parlé à lui-même :
– Un bon temps et une bonne nuit pour le juroux ! on n’en pouvait pas choisir une plus belle !
– Ah ! tu veux parler de cet Yvenat, dit Henry.
– Du maudit ! oui ! mais bientôt, si on en parle encore, on ne le verra plus, du moins !
– Que veux-tu dire ?
– Je m’entends.
Et le bonhomme retomba dans ses réflexions, tout en prêtant l’oreille à quelque rumeur attendue.
– Henry, dit alors le comte, vous paraissez connaître l’histoire de ce malheureux, pourriez-vous nous dire quel est cet Yvenat, et quel est ce maudit ?
– Oui, monsieur Henry, dit la jeune fille, j’en ai entendu parler, j’ai même vu un infortuné sur l’île Tristan, mais je n’ai pu en apprendre davantage.
– Mademoiselle, répondit Trégolan, cet Yvenat est un prêtre constitutionnel, un assermenté, un juroux , comme ils disent, et depuis que la Municipalité de Quimper est venue l’installer à sa cure il n’a eu d’autre ressource que de se réfugier dans cette île pour échapper à la fureur de ses paroissiens !
– Ah ! s’écria le comte, c’est un assermenté, un de ces prêtres qui ont adhéré à la Constitution civile du clergé !
– Comme vous dites, monsieur le comte, répondit Trégolan ; aussi, dès que la force armée qui l’avait installé a été partie, vous voyez ce qu’est devenu ce malheureux. Il a dû s’échapper dans une barque, et se réfugier au sommet de cette île, où il vit de quelques coquillages !
– Et comment ne
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