La cote 512
tranchée. L’intendance en avait distribué quelques-uns dits « réglementaires » autour desquels deux ou trois hommes pouvaient se réchauffer. Mais les soldats, jaloux de leur maigre confort, s’en étaient aussitôt fabriqués dans des douilles d’obus des plus petits à usage individuel. Lorsque Célestin alla prendre sa faction au parapet, il tomba sur Flachon et Fontaine en train de percer deux casques pris aux Allemands pour s’en faire des chaufferettes.
— Alors, le Parigot, ils t’ont relâché ? T’es vraiment un drôle de zigue, toi ! T’as vu ce qu’on se fabrique ? Avec ça, fini les engelures !
— Et qu’est-ce que vous allez mettre dedans ?
— Ils vont nous distribuer du charbon de bois, à ce qu’ils disent. Sûr qu’il n’y en aura pas assez, faudra se débrouiller.
Célestin faisait confiance aux deux compères pour se débrouiller. Il arma son fusil et se posta entre les sacs de sable, se découvrant juste assez pour voir la portion de terrain dévasté qui s’étendait droit devant lui, hérissée de fils de fer barbelé et de chevaux de irise. Le ciel était plus clair, il était devenu uniformément gris et diffusait une lumière morne et implacable qui exaltait chaque détail du sinistre paysage. De temps en temps, un coup de feu venait d’en face déchirer le calme trompeur. Il y eut même une balle pour se ficher dans la terre juste devant Célestin en lui envoyant de la poussière plein le visage. Il tira en retour, sans viser, juste pour manifester qu’il était toujours là. Il réarma son fusil. Les balles allemandes ne lui faisaient pas peur, elles étaient une partie de la guerre, il se sentait armé contre elles. Mais devenir la cible d’un autre soldat français, se faire tirer dessus par un assassin qui pouvait être n’importe quel homme de la section ou de la compagnie, voilà une idée qui l’effrayait et le révoltait. Il passa en revue les différents éléments qu’il avait accumulés. Paul de Mérange avait un frère infirme ou invalide, une femme malheureuse et une usine de briques. C’était sans doute un homme volage, mais on ne pouvait lui dénier un vrai courage physique. Il avait été assassiné par un soldat français. L’assassin, probablement, avait aussi tenté de le tuer lui, Célestin. En profitant d’un assaut pour abattre le lieutenant, le meurtrier avait eu l’idée lumineuse de faire disparaître son forfait dans l’enfer de la guerre. L’obstination du jeune policier ruinait son plan : quelqu’un savait désormais qu’il y avait eu crime, un crime de sang, un crime crapuleux, et pas un acte de guerre. Ce qui ne collait pas dans cette affaire, lorsque Célestin se rappelait les quelques cas analogues sur lesquels il avait enquêté à Paris, c’était que Paul de Mérange avait toutes les raisons d’être jaloux de son frère, devenu l’homme de confiance de Claire et le dirigeant de l’entreprise. Or c’était lui qui se faisait assassiner, alors même qu’il risquait à chaque instant de mourir à son poste. Il fallait donc que quelqu’un désirât à toute force sa mort, et voulût s’en assurer. Peut-être ce crime n’avait-il rien à voir avec la femme et le frère du lieutenant : un homme volage et séducteur peut s’attirer de violents ressentiments. Célestin se souvint brusquement d’Anaïs, la jeune Orléanaise dont le mari avait été mobilisé. Il fit un effort de mémoire, il se concentra sur cette soirée à Orléans, mais le nom de la jeune femme ne lui revenait pas. Une voix le fit sortir de ses pensées. C’était Germain, posté non loin de lui, qui désignait quelque chose tout devant :
— Regardez, monsieur, un oiseau !
Célestin agrandit légèrement l’ouverture pour élargir son champ de vision. De fait, un petit rouge-gorge s’était posé sur une souche de chêne arrachée par un obus, à quelques mètres des créneaux. Il s’inclina de droite et de gauche, comme pour faire admirer son plumage, et se mit à gazouiller avec entrain. Déjà, intrigués par le comportement de Béraud, d’autres soldats de la section s’étaient précipités au parapet. Ils furent bientôt une douzaine à contempler l’oiseau, l’œil aux ouvertures. Depuis leur arrivée aux tranchées, c’était la première fois qu’ils voyaient un animal de ces forêts que les combats avaient volatilisées. Peuch lui balança quelques miettes de pain que l’oiseau dédaigna. Il se mit à
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