La cote 512
et déjà que j’ai du mal à lire… Encore une chance que tous les ronds-de-cuir étaient partis à la cantine pour le déjeuner. Ah… Il y avait aussi ça, ils ont dû la trouver sur lui.
Il tendit à Célestin une grosse montre en argent. Le jeune policier ouvrit le couvercle. À l’intérieur avait été glissée une photographie, Célestin reconnut Claire de Mérange. Sur ce cliché, elle avait un air triste, elle semblait absente, ailleurs. Célestin referma la montre et la mit dans sa poche. Tout en marchant, il feuilleta la liasse de papiers. Il y avait d’abord la notification de décès du lieutenant « au cours de violents combats suite à une attaque lancée au lieu-dit Le Bois Brûlé à la cote 512… » Paul de Mérange, tombé au champ d’honneur, entrait désormais dans les listes officielles et les statistiques de l’état-major. C’est au travers de ces quelques lignes que Claire de Mérange apprendrait la disparition de son mari. Il y avait aussi dans l’enveloppe les papiers du lieutenant, une lettre de son chef de fabrique à la briqueterie et une autre, plus courte, de sa femme. Célestin la déplia et se mit à lire :
La Teisserie, le 25 novembre 1914
Paul,
Nous avons ici bien peu de nouvelles du front, et celles qui nous parviennent sont mauvaises. Je sais que tu te bats avec courage et ce brin de folie qui te fait parfois aller au-devant du danger. Nous ne nous sommes jamais rien caché, et je te mentirais en te disant que ton absence me pèse. Même si je m'inquiète pour toi, ton départ m’a soulagée. Cette longue séparation me laisse le temps de réfléchir. J’ai enduré beaucoup de choses de ta part, je ne crois pas pouvoir en endurer davantage. Nous en reparlerons à ta prochaine permission. En attendant, ton frère Jean se montre un excellent directeur et un compagnon attentif et dévoué. Il refuse qu’on le plaigne et se comporte comme s’il avait tous ses moyens. Grâce à lui, l’usine tourne rond. Prends bien soin de toi et, quoiqu’il arrive, je reste ta dévouée…
Ensuite venait la signature, prénom et nom aux majuscules calligraphiées qui évoquaient la parfaite éducation d’une femme distinguée et cultivée. Célestin replia la lettre en pensant à tout ce qu’elle suggérait de malheur et d’insatisfaction. Elle portait aussi une part d’ombre qui accroissait encore le mystère de la mort du lieutenant. Tout à ses pensées, Louise avait presque oublié la présence à ses côtés de Germain. Celui-ci n’osait pas poser de question, malgré la curiosité qui le taraudait. Soudain, il épaula son fusil et tira. Célestin, surpris, sursauta. Sur la rive, un peu plus bas, un canard s’étala dans la boue, dans un grand nuage de plumes.
Deux nouveautés attendaient Célestin et Germain dans la tranchée. La première était l’arrivée à la tête de la section d’un tout jeune lieutenant, Bertrand Doussac, un normalien qui, comme toute sa promotion, s’était vu mobilisé. D’emblée, Célestin et lui sympathisèrent. Sans doute le canard de Germain y était-il pour quelque chose, mais le jeune officier semblait d’abord heureux de voir les deux hommes rejoindre son groupe. Il avait été mis au courant, d’une façon assez confuse, des démêlés de Célestin avec la hiérarchie.
— Et comment s’est terminée cette histoire de conseil de guerre, Louise ?
— Par un non-lieu, mon lieutenant.
— On m’a parlé d’une enquête que vous feriez, à propos de la mort du lieutenant de Mérange. Est-ce exact ?
— C’est exact, mon lieutenant.
— Et quelles sont vos conclusions ?
— Le lieutenant a été tué au cours d’un assaut d’une balle dans le dos tirée par un fusil français.
— Impressionnant. Un accident, peut-être ?
— Peut-être. Mais je n’y crois pas.
— Et qu’en pense l’état-major ?
— Officiellement, le lieutenant Paul de Mérange est tombé au champ d’honneur.
— C’est une version plausible, non ?
— C’est une version convenable, mon lieutenant. C’est différent.
Le lieutenant hocha la tête et sourit en regardant le canard.
— N’abusez pas de ce genre de fantaisies : elles ne rentrent pas tout à fait dans notre cadre d’opérations, et elles pourraient s’avérer dangereuses. Maintenant, débrouillez-vous pour faire griller cet animal, cela améliorera l’ordinaire.
La seconde nouveauté consistait justement en l’installation de braseros dans la
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