La cote 512
vagissements d’un bébé affamé. Le jeune homme s’efforçait de ne pas bouger pour ne pas déranger le sommeil de sa compagne. De sa main libre, il essuya doucement la buée qui s’était déposée sur la vitre. Par le petit hublot ainsi dégagé, il pouvait apercevoir le paysage d’hiver qui défilait, les champs laissés à l’abandon, quelques fermes, des chemins désolés, parfois un ruisseau qui semblait immobile. Il s’en voulait de n’avoir pas osé demander au médecin-major le signalement du cycliste qui s’était curieusement renseigné sur le lieutenant de Mérange. L’enchaînement des événements commençait à se reconstituer dans son esprit. Le cycliste et l’assassin ne faisaient qu’un seul et même homme. Il avait dû surprendre Célestin à son arrivée à Vailly, quand il tirait derrière lui le corps sans vie du lieutenant. Lorsqu’il avait compris que Célestin faisait une enquête, il avait décidé de le supprimer : un mort de plus en ces temps de guerre, cela ne faisait pas une si grande différence. Il l’avait raté, mais il recommencerait. La mort du lieutenant ne devait pas apparaître comme un meurtre. La fonction de cycliste du tueur expliquait pourquoi il était à même de se promener dans les lignes : il pouvait toujours prétendre être en mission, porter un pli ou un ordre urgent. Malgré l’état lamentable des chemins et des boyaux d’accès, il était en mesure de se déplacer au moins deux fois plus vite qu’un biffin chargé de tout son équipement. Il était certainement inscrit aux effectifs du régiment, il devait être possible de le retrouver. À condition d’obtenir la collaboration de l’administration. Une fois de plus, Louise mesura toute la difficulté de cette enquête qu’il menait seul, sans ordre, sans hiérarchie, simplement pour donner un sens à sa présence au milieu du chaos absurde d’une guerre à laquelle il ne comprenait déjà plus grand-chose. Un soldat blessé s’approcha et s’assit en face de lui. Il avait un bras en écharpe et tout un côté de son visage disparaissait sous une bande.
— Tu as une cigarette ?
Il parlait difficilement, la bouche de travers pour bouger le moins possible sa joue abîmée. Célestin sortit son paquet de tabac et des feuilles de papier, il faillit les passer au soldat blessé, se rendit compte juste à temps que l’autre, avec son bras cassé, était incapable de se rouler une cigarette. Il le fit à sa place et tendit la tige un peu tordue au blessé, qui sortit un briquet de cuivre et l’alluma avec satisfaction.
— Tu viens d’où ?
— Soissons.
— Ça a chauffé, par là-bas, à ce qu’on dit.
Célestin acquiesça. Il n’avait pas envie d’engager la conversation avec cet homme abruti par les combats, et envoyé à l’arrière pour guérir des blessures qui n’étaient pas seulement physiques : on pouvait encore lire dans ses yeux des restes de terreur et l’incapacité de voir désormais plus loin que les dix minutes à venir. Mais l’autre voulait parler, c’était plus fort que lui, il fallait qu’il se raconte.
— Moi, j’étais un peu plus haut, vers Arras. Nous aussi, on en a pris plein la gueule. De toutes façons, on peut savoir que dalle, on entend que des bobards, même les officiers sont au courant de rien. Il paraît que les ordres font pas trois lignes : attaquez, repliez-vous, tenez la position, et pour le reste, fermez vos gueules et tâchez de pas vous faire crever la paillasse. Avec ça, t’es bien avancé ! Moi, je vais te dire, je suis pas fâché de quitter les copains. Je suis pas vaillant, mais au moins, je suis encore en un seul morceau !
Il s’interrompit, le temps d’avaler une bouffée de tabac et de la recracher vers le plafond du compartiment, sous l’œil effaré d’un couple de paysans bardés de paniers qui n’osaient pas dire un mot. Il jeta un regard curieux sur Éliane endormie. La jeune fille, que la lumière grise rendait encore plus pâle, fronçait parfois les sourcils au passage d’un cauchemar, ou sursautait sans se réveiller lorsque le mécanicien de la locomotive donnait un coup de sifflet.
— C’est ta femme ?
— Non.
— Ta maîtresse ?
— Non plus. C’est ma sœur.
Le mensonge était sorti d’un coup, parce qu’il ne voulait pas s’expliquer, parce qu’il la voulait près de lui, parce que c’était plus simple comme ça. L’autre hocha la tête, apitoyé.
— Il était temps
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