La cote 512
que tu la sortes de là. Son mari…
— Oui, il y est resté.
— Pauvre mère, ça fait pitié de voir ça, un môme qui va naître orphelin.
Il continuait à regarder fixement la jeune femme. Célestin pouvait presque suivre sur son front bandé la marche de ses pensées. Il avait deviné la suite.
— Comment qu’elle s’appelle ?
— Éliane.
— Elle est mignonne. Faut pas laisser une belle fille comme elle toute seule dans la vie. Si jamais…
— Laisse tomber, elle n’est pas d’humeur.
— Ouais, je comprends. Faut lui laisser le temps.
— Voilà.
Le soldat blessé eut un geste de regret, termina sa cigarette, l’écrasa par terre sous la semelle de son godillot boueux et se leva péniblement.
— Il y a un collègue qui a un bidon de rouge, au bout du couloir… Alors, à la revoyure.
— Salut. Et bonne chance.
— Faut pas dire ça, ça porte malheur.
Il toucha du bout des doigts une médaille en forme de trèfle à quatre feuilles qui pendait sur sa poche de poitrines. Il examina encore une fois Éliane, esquissa un sourire qui s’aigrit en rictus d’amertume et quitta le compartiment. Célestin regarda à son tour la jeune femme dont il ne voyait que le ventre arrondi et les jambes minces qui se devinaient sous une jupe de laine grise de bonne qualité récupérée dans la maison de ses anciens maîtres. Le voilà avec une petite sœur, lui qui en avait déjà une grande. Il pensa à Gabrielle, elle saurait s’occuper d’Éliane. Et puis ça lui ferait de la compagnie, quelque chose d’autre à penser que la guerre et son artilleur de mari perdu quelque part entre la mer du Nord et la Suisse. Le train ralentissait, Célestin regarda par la fenêtre : on entrait en gare d’Amiens.
Le jeune policier s’était endormi quand le train arriva à Paris. Bercé par le voyage, toute la fatigue accumulée dans les tranchées l’avait noyé dans un sommeil lourd entrecoupé d’images violentes et brèves où s’imprimait fugitivement l’horreur des combats. Il en avait : parfois le souffle coupé, puis sa respiration redevenait régulière et, de nouveau, il sombrait dans une totale inconscience. Lorsqu’il ouvrit les yeux, Éliane l’observait. Elle souriait.
— Alors, vous êtes mon frère ?
— Vous ne dormiez pas ?
— J’ai été réveillée par la fumée de la cigarette. Vous avez menti ?
Célestin jeta un coup d’œil aux deux paysans qui se pressaient hors du compartiment, encombrés de leurs paniers et de leurs sacs.
— Vous auriez préféré que je dise : cette jeune femme, engrossée par son patron, occupait illégalement une habitation abandonnée ?
— Non. Mais vous n’étiez pas obligé de vous inventer une sœur. Et à votre famille, qu’est-ce que vous allez dire ?
— Ils ne sont pas curieux. Ma sœur Gabrielle prendra soin de vous, elle ne vous demandera rien.
— C’est donc qu’elle vous aime bien.
— Cela arrive parfois, même dans une famille.
Éliane attrapa le maigre baluchon qu’elle avait emporté. Ils descendirent du train les derniers. La gare n’avait plus, comme au jour de la mobilisation, cet aspect chaotique, effrayant, fait d’excitation, d’angoisse et de cris dont les échos résonnaient sous l’immense verrière. De longs convois de marchandises, wagons de caisses ou de bestiaux, plates-formes d’engins, s’apprêtaient à emporter vers la guerre du ravitaillement, des munitions, des armes, des animaux, autant d’offrandes qu’on allait sacrifier en quantité industrielle sur l’autel de la barbarie. Il y avait beaucoup moins de soldats, principalement des vieux territoriaux qui surveillaient les chargements et, curieusement, quelques fusiliers marins à pompon rouge chargés de maintenir l’ordre. Pour le reste, les trains qui venaient du front déversaient des réfugiés hagards, femmes misérables encombrées d’enfants hallucinés par le voyage, vieux paysans malheureux impressionnés de monter à la capitale, et sans doute quelques escrocs flairant la bonne affaire au milieu de tous ces trafics d’hommes et de biens. Malgré la cohue, le désordre et l’incertitude de leur son, les gens se retournaient sur le couple improbable que formaient Éliane, la femme enceinte au visage d’enfant, et célestin, hirsute, encore sale de la guerre, jeune homme vieilli brutalement au feu des combats. Ils trouvèrent un omnibus qui les mena jusqu’à la place d’Italie. En chemin, la jeune
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