La cote 512
les suivre. Deux heures plus tard, ils arrivaient à Vailly.
Les assauts successifs des 134 e et 111 e régiments d’infanterie à la cote 512 s’étaient invariablement brisés sur les mitrailleuses allemandes. On ne comptait plus les morts, les blessés, les éclopés. Le médecin-major Pransieux n’avait pas dormi depuis soixante-douze heures. Il coupait, ouvrait, recousait, compressait, essuyait, cautérisait sans s’arrêter, avec des gestes qui devenaient automatiques, s’accordant moins d’une minute pour faire son diagnostic et prendre sa décision d’intervenir ou pas. Célestin avait confié Éliane aux bons soins d’une vieille religieuse dont le visage sec et dur s’était soudain attendri devant cette jeune femme enceinte. Pendant qu’elle se réchauffait d’une soupe brûlante, Louise attendit que Pransieux fît une pause. Le chirurgien finit par écarter le rideau ensanglanté qui protégeait l’autel sur lequel il opérait et, presque défaillant de fatigue, se laissa tomber sur les marches qui descendaient vers l’allée centrale. Il resta ainsi, hébété, les coudes sur les genoux, sans même le courage d’esquisser un geste. Lorsque Célestin s’approcha, il leva les yeux.
— Encore vous ? Qu’est-ce qui vous arrive, cette fois ? C’est votre colonel qu’on a assassiné ?
Célestin lui tendit la lettre de Doussac.
— J’ai besoin d’un certificat médical.
Pransieux parcourut le billet, puis le replia et demanda à voix basse :
— Vous voulez quitter le front ?
— Oui, major.
— Vous m’entendez parfaitement, vous n’avez pas non plus de problème de vue ni de blessure apparente, et vous prétendez souffrir de migraines ?
— C’est exact.
— Moi aussi, figurez-vous, des migraines atroces, comme si on m’enfonçait une lame dans la tête. C’est aussi ce que vous ressentez ?
Célestin préféra jouer la carte de la franchise.
— Il faut que j’aille au bout de mon enquête, major. Le lieutenant Doussac m’accorde trois jours, mais j’ai besoin de votre certificat.
Pransieux hocha la tête, se leva difficilement et, tandis qu’on installait un nouveau blessé geignant sur la table d’opération, se dirigea vers la sacristie.
— Suivez-moi. Et rappelez-moi votre nom.
— Louise, Célestin Louise, répondit le jeune policier en lui emboîtant le pas.
— Vous êtes complètement cinglé, soldat Louise, mais votre folie n’est pas dangereuse : ce n’est pas comme celle des généraux.
Les deux hommes entrèrent dans la sacristie, pièce sombre au plafond haut, envahie de cartons et de caisses pleines de médicaments et de boîtes de compresses. Un placard immense, entrouvert, laissait voir les couleurs brillantes des tenues sacerdotales suspendues à des cintres. Le major se dirigea vers le bout d’un meuble sur lequel traînaient un stylo à encre et quelques feuilles de papier à en-tête du service sanitaire. Il griffonna quelques mots et tendit la feuille à Célestin.
— Si ça peut vous faire du bien…
— Merci, major.
— À propos, il y a quelqu’un qui est passé juste après vous, un cycliste de l’état-major, pour me poser des questions sur votre lieutenant mort. Il voulait savoir pourquoi vous l’aviez apporté ici.
— Et qu’est-ce que vous lui avez dit ?
— La vérité. Je ne sais pas faire autrement.
Célestin mit soigneusement le certificat dans sa poche intérieure.
— Un cycliste… Vous lui avez demandé son nom ?
— D’abord, il m’aurait menti. Ensuite, je m’en fous, j’en ai déjà trop fait pour vous. J’apprécie les gens qui ont une idée fixe, de là à me transformer en inspecteur de police… Adieu, soldat.
Il sortit et disparut de nouveau derrière le rideau qui dissimulait l’autel. Célestin regarda autour de lui cette grande pièce froide où les relents d’iode et d’alcool à 90° n’avaient pas complètement chassé l’odeur de la cire et les effluves d’encens. Dans l’église, un hurlement de douleur vint rebondir sous les voûtes.
Chapitre 9
VOYAGES
Le train qui remontait vers Paris transportait surtout des blessés. Il y avait aussi quelques familles qui fuyaient visiblement le front, chargées d’autant de bagages qu’elles avaient pu en emporter. Célestin avait trouvé une place près de la fenêtre sur la banquette d’un compartiment. Éliane avait laissé glisser la tête sur son épaule et s’était endormie malgré les
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