La cote 512
Philipon, qui dirigeait la compagnie, était un obsédé des exercices. Obnubilé par la préparation physique et psychologique de ses hommes, il ne leur accordait jamais plus d’une journée de repos. Comme à son habitude, il avait décrété que le lendemain serait entièrement consacré à des manœuvres. La section de Doussac devait rejoindre les autres dans un immense pré qui ondulait entre deux bois, pour mettre au point les formations d’attaques, la progression en tirailleur, l’assaut des tranchées et les combats au corps à corps. En partageant avec ses quatre camarades, en guise de petit déjeuner, une vieille pomme fripée dans la mauvaise lumière de l’aube, Flachon laissait sortir sa rage.
— Passe encore qu’il nous envoie au casse-pipe, puisqu’on est là pour ça, mais on a quand même le droit de se reposer, nom de dieu ! C’est pas lui qui crapahute dans les barbelés et qui se fait marmiter par les Boches !
Fontaine et Flachon partirent les premiers. Célestin leur avait expliqué qu’il avait trouvé le moyen de s’absenter quelques jours pour poursuivre son enquête, Flachon avait ouvert de grands yeux étonnés.
— Dis donc, bonhomme, quand tu as quelque chose dans la tête, tu ne l’as pas ailleurs !
Célestin avait ensuite répondu aux questions de Germain, lui recommandant de rester sur ses gardes et de noter tout ce qui pourrait avoir un rapport, de près ou de loin, avec la mort du lieutenant de Mérange. Le jeune homme était à la fois inquiet de voir partir Célestin, et curieux de connaître la suite de ses investigations. Il aurait bien voulu l’accompagner. Il partit à son tour à contrecœur, son barda sur le dos, tandis que la matinée glaciale avait du mal à se sortir du brouillard. Une estafette arrivait en sens inverse, porteur d’un pli pour Célestin : c’était la lettre de Doussac, le petit lieutenant avait tenu sa promesse. Quand il fut seul, Célestin marcha jusqu’à la maison, ouvrit le volet de la porte-fenêtre et entra dans le salon. Il appela Éliane sans obtenir de réponse. Il fit le tour des pièces, découvrant à mesure le confort cossu de cette bourgeoisie de province qu’il allait être amené à rencontrer de nouveau dans les jours à venir. La jeune servante avait disparu, probablement effrayée d’avoir été découverte et peu désireuse d’accompagner Célestin. Celui-ci en conçut un peu d’amertume. Il appela vainement une dernière fois et quitta le domaine. Une demi-heure plus tard, il marchait vers Vailly. Un vent de nord-est, agaçante petite bise qui lui fouettait le visage, avait chassé la brume. La route étroite s’allongeait devant lui, parsemée des débris d’une armée en campagne, chariots d’artillerie aux essieux brisés, cuisines roulantes hors d’usage, brassards, manchons déchirés, casquettes piétinées, caisses éventrées… Il croisa un convoi de 75 qui montait au front, chaque canon tiré par six chevaux et, à la suite, les chariots d’obus. Les artilleurs, à cheval ou assis au bord des charrettes, restaient silencieux, certains d’entre eux étaient encore endormis et se laissaient chahuter par les cahots du chemin. Le crissement des roues et le grincement des essieux s’évanouissaient lorsque Célestin arriva en contrebas d’un taillis. Les arbres, pratiquement dépouillés de leurs dernières feuilles, croisaient leurs branches nues au-dessus d’un amas de ronces et de buissons qui paraissait impénétrable. Célestin fut d’autant plus surpris d’en voir sortir Éliane, vêtue d’un châle qui s’effrangeait aux épines. Franchissant d’un bond un petit fossé plein d’une eau noire, elle atterrit sur la route et salua Célestin.
— Je vous ai cherchée dans la maison, tout à l’heure.
— Je préférais attendre que vous ayez quitté le parc. Et que vous soyez seul.
Célestin acquiesça, comprenant que la jeune servante l’avait suivi. Une troupe de soldats, amis ou ennemis, n’avait rien de rassurant pour une femme seule. Ils se mirent à marcher côte à côte. Le jeune policier lui parla de l’hôpital militaire installé dans l’église et du médecin bourru, revenu de toutes les pitiés.
— Pendant que je parlerai avec lui, allez trouver une des religieuses qui soignent les blessés. Demandez-lui un bouillon ou un lait chaud, dans votre état, il faut bien vous nourrir.
Ces conseils attentifs et maladroits touchèrent la jeune femme. Elle promit de
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