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La cote 512

La cote 512

Titel: La cote 512 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Thierry Bourcy
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femme, qui n’avait jamais quitté sa province, s’étonnait de tout. Lorsqu’ils traversèrent la Seine au pont d’Austerlitz, elle montra du doigt, au loin, les tours de Notre-Dame, gigantesque figure de proue sur le fleuve qui l’encerclait. L’eau grise reflétait le ciel lourd et menaçant.
    — C’est beau, Célestin, c’est tellement beau !
    C’était la première fois qu’elle l’appelait spontanément par son prénom. Le jeune homme en fut touché. Ils remontèrent le boulevard de l’Hôpital, croisant de rares voitures particulières, quelques taxis, un camion et des cyclistes. Peu d’hommes jeunes. Au croisement de la rue Jeanne-d’Arc, Éliane désigna la vitrine brisée d’un magasin sur l’enseigne duquel avait été peinte maladroitement l’inscription – « espion boche ». Comme elle s’en étonnait, un vieil homme assis près d’eux leur expliqua :
    — Ce pauvre homme n’était pas plus espion que vous et moi, il avait simplement le malheur de s’appeler Muller. Ils en ont fait autant à des pseudo Italiens ou à des soi-disant Russes. Vous savez comment sont les gens…
    Il haussa les épaules et leur fit un petit sourire fataliste. Le chauffeur annonça :
    — Place d’Italie, mairie du treizième !
    Éliane et Célestin quittèrent l’omnibus et descendirent le boulevard Blanqui. Le soir tombait déjà lorsqu’ils arrivèrent devant la Brasserie de la Reine Blanche. La fabrique débauchait, les ouvriers sortaient, épuisés, la tête basse, une majorité de femmes qui n’avaient même plus la force de parler entre elles. Gabrielle sortit l’une des dernières, emmitouflée dans un châle qu’elle relevait sur sa nuque. Elle ouvrit de grands yeux en reconnaissant son frère.
    — Célestin !
    Avant toute question, elle se jeta dans ses bras, il la serra contre lui. Après une longue étreinte, elle se dégagea.
    — Bon sang, tu piques ! Et tu sens pas bon !
    Éliane pouffa. Gabrielle se tourna vers elle.
    — Qui c’est, celle-là ?
    — Je te présente Éliane. Je l’ai trouvée toute seule au milieu de la guerre, perdue dans une maison…
    — Je n’étais pas perdue, interrompit la jeune fille.
    — Quoi qu’il en soit, elle ne pouvait pas rester là-bas. Elle attend un enfant.
    — J’ai vu. Où tu l’emmènes ?
    Célestin prit un air embarrassé, sans répondre.
    Gabrielle hocha la tête.
    — J’ai compris : tu nous la laisses. Bienvenue à Paris, madame… 
    — Mademoiselle. Mais dites « Éliane ».
    — Alors bienvenue, Éliane. On va s’occuper de vous.
    Elle se tourna vers son frère. 
    — Vous venez dîner à la maison ? Tu me raconteras la guerre, ici, on ne sait rien, il y a des communiqués qui ne communiquent rien du tout. Ou alors des choses pas croyables, ils nous prennent vraiment pour des truffes. Et j’ai aucune nouvelle de Jules, ce gros cochon prend même pas le temps de m’écrire !
    — Je peux pas rester, Gaby, j’ai juste le temps d’attraper le dernier train pour Le Mans à Montparnasse. Et n’en veux pas à Jules, peut-être qu’il t’a écrit, mais ils n’ont pas été fichus d’organiser un service postal qui fonctionne.
    — Qu’est-ce que tu vas faire au Mans ?
    — Ce serait trop long à te raconter. J’ai peu de temps.
    Il embrassa Gabrielle qui le dévisagea longuement, elle aurait eu tant de questions à lui poser, mais le visage mangé de barbe de son frère, uniforme souillé de boue et de sang, ses ongles noirs de terre et de crasse, ses mains écorchées calleuses, ses yeux brillants de fatigue, lui en disaient plus qu’elle n’aurait osé demander. Son petit frère revenait d’un enfer dont elle soupçonnait la brutalité aux beuglements avinés des hommes les soirs de paye, et la violence au vacarme métallique des chaînes d’embouteillage de la fabrique qui l’abrutissaient dix heures par jour. Célestin tendit la main à Éliane.
    — On embrasse la grande sœur, mais pas la petite ?
    Célestin esquissa un sourire et fit deux grosses bises sur les joues d’Éliane.
    — C’est quoi, cette histoire de petite sœur ? s’enquit Gabrielle, surprise.
    — Éliane te racontera. Prenez soin de vous, toutes les deux.
    — Et toi, te fais pas descendre !
    Célestin fit un geste de la main aux deux femmes et s’éloigna rapidement vers Denfert-Rochereau. Un court instant, l’image de Joséphine lui traversa l’esprit, il regarda machinalement autour de lui,

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