La cote 512
légumes, à la volaille rôtie accompagnée de champignons, au fromage, au quatre-quart qui suintait le beurre. Le vin de Bordeaux dont il avait essayé de ne pas abuser lui tournait un peu la tête. Claire, mais surtout Hortense et Jean, insistaient sans arrêt pour qu’il reprenne de tout. Ils ne s’étonnaient pas de la présence de Célestin, ils semblaient ne pas se rendre compte de l’extravagance de cette permission qui l’avait amené jusqu’à eux. Le jeune homme avait dû raconter encore la mort de Paul de Mérange, le trou d’obus, le bruit des mitrailleuses, les courses folles des soldats promis à la boucherie, les gerbes de terre, les corps ravagés… Et soudain le lieutenant qui s’abattait à son côté, tué sur le coup. Il assura Claire qu’il n’avait pas souffert. Hortense était horrifiée par le récit du jeune homme, elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer son fils au cœur de ce chaos meurtrier. Claire avait cessé de manger et regardait dans le vide. Jean crut bon de changer de sujet et demanda à Célestin ce qu’il faisait dans le civil.
— Je suis inspecteur à la préfecture de police de Paris.
Il y eut un moment de stupéfaction, Claire était brusquement sortie de son hébétude et le regardait bizarrement, Hortense ouvrait de grands yeux et Mérange, après quelques secondes, laissa échapper un éclat de rire.
— Un policier ! Après tout, pourquoi pas ? Il en faut.
Il sortit un étui à cigarettes de sa veste, en offrit une à Célestin qui refusa. L’attitude de cet homme le mettait mal à l’aise. Le repas, trop riche après tous ces mois de guerre, lui pesait sur l’estomac. Il se leva et demanda la permission d’aller se coucher. Claire ne le quittait pas des yeux.
— Je vous en prie. Désirez-vous un café ? Un digestif ?
— Non, je vous remercie. Je crois que j’ai besoin d’une bonne nuit de sommeil.
Il salua ses hôtes et sortit. Comme il passait la porte, il entendit Jean de Mérange qui s’adressait à Claire :
— Ce sont des vêtements de Paul que vous lui avez prêtés, n’est-ce pas ? Cela donne une impression étrange.
— C’est vrai. Je n’en avais pas d'autres. Et Paul, malheureusement…
Elle ne termina pas sa phrase. Hortense lui prit la main.
— Ma chérie… Ma pauvre chérie…
Claire échangea un regard avec Jean, qui écrasa nerveusement sa cigarette dans son assiette.
— La visite de ce type est tout de même étonnante, vous ne trouvez pas ? À moins qu’il ait un message pour vous, quelque chose que Paul aurait laissé…
— Il m’a rendu sa montre.
— Sa montre ?
Jean de Mérange semblait préoccupé. Il prit appui sur sa jambe valide pour se lever, attrapa sa canne posée contre la table et salua les deux femmes.
— Permettez-moi de me retirer à mon tour.
Il s’éloigna en claudiquant. Hortense avait gardé
dans la main de Claire dans la sienne.
La Teisserie disposait d’un réseau électrique, probablement couplé sur celui de la briqueterie. Célestin actionna l’interrupteur de sa lampe de chevet, l’éteignant pour ne plus laisser dans la chambre que la lueur du feu mourant. Il avait trop mangé et se sentait malade. Il repensa à la soirée, à ces gens riches qui se parlaient de loin, comme par-dessus un puits, par-dessus l’absence de Paul. Célestin s’était attendu à trouver Claire plus indifférente quand elle semblait dévastée par ce deuil. Jean, lui, s’abritait derrière une façade de cynisme qu’il avait construite sur son handicap. Quant à Hortense, elle ressemblait à un papillon affolé, et paraissait fascinée par Claire qu’elle couvait des yeux. Les domestiques étaient tout dévoués à leur maîtresse et seul Joseph, le chauffeur, semblait un peu déluré. Célestin se leva et traversa la chambre. Une carafe et un verre en cristal avaient été posés sur un guéridon. Il se servit un verre d’eau et l’avala d’un trait. On frappa à sa porte. Sans attendre de réponse, Claire entra. Le jeune homme eut tout juste le temps de se glisser sous les draps : il était nu.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est moi, Claire de Mérange.
Il ralluma sa lampe de chevet. Claire avait posé sur ses épaules un long châle sombre à motifs floraux qui la vieillissait et accentuait encore la fragilité de sa silhouette. Célestin se surprit à penser qu’elle avait l’air d’une veuve.
— Vous dormiez ?
— Non. J’ai perdu
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