La couronne dans les ténèbres
l’avait constaté Benstede, Alexandre avait agi rapidement et en secret : poussé par le sinistre et fourbe de Craon, il avait l’intention non seulement de divorcer de Yolande, mais également d’épouser Marguerite, soeur de Philippe IV, et de placer ainsi complètement l’Écosse sous influence française. La papauté, loin de retarder l’annulation, l’aurait, sous la pression de la France, accordée en quelques mois, en accélérant la procédure. Naturellement, Benstede avait été furieux et Alexandre, rougeaud et exubérant, avait souvent taquiné l’envoyé anglais avec une joie mauvaise, s’amusant à l’offusquer et à l’exaspérer en brandissant l’idée d’un prince français assis sur le trône vénérable de Scone {16} . «Et alors, Messire Benstede, s’était-il un jour écrié d’une voix narquoise, comment cela s’accorde-t-il avec le grand projet de votre maître ? Jamais plus, Messire, avait-il tonné, jamais plus un roi anglais n’exigera d’un monarque écossais serment d’hommage pour son propre royaume ! Comprenez-vous ? Alors dites-le à votre souverain ! Jamais ! Je le répète : Jamais ! » C’est après cette entrevue que Benstede avait décidé la mort d’Alexandre, car ce que le roi écossais avait en tête aurait plongé la majeure partie de l’Europe dans une guerre atroce et Edouard aurait vu s’envoler ses rêves. « Oui, se dit Benstede à voix basse, Alexandre méritait de mourir ! » L’envoyé eut un petit sourire. Cela avait été si facile : l’humble approche vers une oreille attentive, l’élaboration minutieuse et discrète de l’opération, la visite au manoir de Kinghorn, puis le retour à Edimbourg pour annoncer au roi que son épouse à la moue hautaine l’attendait, folle de désir. Il y avait eu d’autres préparatifs : il avait acheté les services de ce batelier Taggart pour transporter du fourrage dans des cavernes de l’autre côté du Firth of Forth tandis qu’Aaron s’était enfoncé dans l’intérieur des terres pour acheter des chevaux et les installer là-bas. Puis tout s’était déroulé comme prévu ; même la tempête avait été de leur côté. Lorsque Alexandre était arrivé à la réunion du Conseil, Benstede lui avait soufflé à l’oreille le message censé venir de son épouse, avant de traverser promptement le Firth of Forth pour rejoindre Aaron qui avait remis au manoir de Kinghorn une lettre annonçant l’arrivée du roi et ordonnant au sénéchal d’amener la jument favorite du roi à l’embarcadère. Tous les deux, Aaron et lui, avaient placé de fines cordes en travers du sentier de la falaise et la silhouette du roi, monté sur son cheval blanc, s’était détachée aussi nettement qu’une cible sur le fond noir de la nuit. Le traquenard avait parfaitement fonctionné. Benstede avait vu les soldats anglais utiliser de semblables méthodes dans les vallées encaissées du pays de Galles pour faire tomber les cavaliers ennemis ou trébucher des courriers sans méfiance. Bien sûr, les deux écuyers avaient posé plus de problèmes. Grâce à sa vue perçante, Seton avait dû voir ou remarquer quelque chose. Quoi ? Benstede ne l’avait jamais su. Lui aussi avait donc dû mourir, ainsi qu’Erceldoun. Tout s’était bien passé, du moins jusqu’à l’arrivée de Corbett. Benstede grinça des dents : cet astucieux, cet ingénieux Corbett ! Ce doux visage étroit et studieux ! Ces questions innocentes ! Benstede avait peine à croire que le gaillard ait eu la ténacité et l’intelligence suffisantes pour percer à jour et démonter ses stratagèmes.
D’abord, il avait été affolé par les révélations de Corbett, mais, très vite, son esprit logique s’était mis à analyser froidement la situation. A qui Corbett pouvait-il raconter tout cela ? A Burnell ? Celui-ci était ministre du roi et ferait ce qu’exigerait le monarque. Aux Écossais ? Mais qui, parmi eux, serait mécontent de la disparition soudaine d’Alexandre ? Lord Bruce, aspirant à la Couronne, ou Wishart, qui n’avait jamais eu la confiance ni l’amitié du défunt roi ? Et quelles preuves avait Corbett ? « Aucune, murmura Benstede. Aucune ! Que des ombres sans substance ! Que de la fumée sans feu ! »
Il pinça les lèvres de satisfaction et se leva en entendant du fracas dans la cour. Regardant par l’étroite meurtrière, il vit Aaron qui attendait patiemment en tenant les rênes des deux
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