La couronne de feu
n’est plus la terre et ce n’est pas encore la mer. Les dernières eaux de la Somme se perdent à l’infini en méandres souples, au milieu des mouillères et des herbiers de salicorne et de spartine, sous un ciel gris et bas, traversé de vols de colverts, de barges et d’autres oiseaux de terre ou de mer. Cette immensité se déploie paresseusement dans l’attente des marées.
La lumière ne ressemble pas à celle du soleil : ces jours de novembre baignent dans une clarté brumeuse, diffuse, qui fait de la baie un camaïeu aux couleurs déteintes de vieille tapisserie.
Le paysage ne s’anime que lorsque les barques vont prendre la mer. Une population d’ombres se presse sur la grève pour déhaler les lourdes barcasses, les charger de filets et de nasses, les pousser vers la côte lointaine avec des éclats de voix qui se perdent dans la rumeur du vent et de la pluie.
Jeanne était installée au château du Crotoy depuis quelques jours quand, un matin de brume et de fort noroît, elle entendit derrière elle une voix qui lui disait avec l’accent rude et franc de Picardie, qui lui rappelait celui du Barrois :
– Ne cède pas de nouveau à la tentation, Jeanne. Ici les chemins ne mènent nulle part.
En se retournant, elle se trouva en présence d’un personnage qui n’était ni un soldat ni un domestique du château. Il escalada les dernières marches et, posant une main sur un merlon, soupira :
– Pardonne-moi, Jeanne, mais j’ai besoin de souffler. Mon coeur se fait vieux, vois-tu...
Il rabattit sur sa nuque la capuche d’un manteau taillé dans une couverture élimée. Son visage pas plus gros que deux poings et aussi osseux, ses yeux affligés d’un léger strabisme, couleur de violette fanée, sa bouche aux lèvres minces enfouie dans une broussaille de poils gris et roux, ne rappelait à Jeanne aucune personne de connaissance.
– Je suis prêtre, dit-il. Mon nom est Nicolas de Gueuville. Avant ce repaire de soudards je logeais en tant que chancelier à Notre-Dame d’Amiens et j’avais tous les matins du lait chaud et du pain frais. Ma fenêtre donnait sur la Somme. Cette eau que j’ai aujourd’hui sous les yeux est la même mais je ne la reconnais pas : cette rivière est devenue paresseuse, elle joue au fleuve, comme si elle redoutait de prendre le chemin de l’Angleterre.
– Un religieux ! s’exclama Jeanne. Votre présence me met du baume au coeur. Que faites-vous ici ? Seriez-vous l’aumônier de la garnison ? Êtes-vous prisonnier ?
– Oui, ma fille, prisonnier. Pour avoir eu la langue trop longue. On ne se refait pas. J’ai donné ma foi à Dieu et au roi de France. Pour ce qui est de Dieu, personne ne m’a contraint à renoncer à le servir. Pour ce qui est du roi, c’est une autre affaire. On a voulu me persuader que le nouveau s’appelait Henri au lieu de Charles. Aux yeux de certains j’eus le tort de m’obstiner dans mon refus. Et me voilà banni, exilé dans ce trou perdu où je ne puis prêcher qu’aux mouettes et donner ma bénédiction aux poissons. Je trouve une certaine similitude dans nos destinées, avec beaucoup d’humilité de la part de l’humble prêtre que je suis.
– Depuis quand êtes-vous enfermé là ?
– Depuis longtemps. Il me semble que le temps ne me concerne plus. J’ai commencé, comme tous les prisonniers, à compter les jours, puis j’ai renoncé. Je crois que je resterai dans cette bicoque pourrie jusqu’à la fin de mes jours. Je n’ai pas la chance du duc Jean d’Alençon qui a vécu dans cette prison mais en a été délivré par le paiement d’une rançon. Je ne connais personne qui me fera la même faveur. Advienne que pourra !
Il se tourna vers le large de l’estuaire, respira profondément, les yeux clos.
– Le soleil... dit-il. J’en sens la chaleur, presque insensible, sur ma main. Je remercie Dieu de me faire ce don d’un peu de chaleur, de temps à autre.
C’était bien le soleil mais rien d’autre que la clarté d’une lanterne : une chaleur, certes, mais discrète, légère comme un duvet d’oiseau.
– Je me suis réjoui, poursuivit Nicolas de Gueuville, en apprenant ton arrivée au Crotoy, puis j’ai regretté cet élan. Je t’ai si souvent imaginée chevauchant à la tête d’une armée, ta bannière au poing, l’épée de Fierbois à la ceinture ! J’ai si souvent bondi de joie en apprenant tes succès, pleuré à l’annonce de tes revers ! Ah ! Compiègne... Jeanne, le Ciel
Weitere Kostenlose Bücher