La couronne de feu
en leur taudis dans la terreur d’une nouvelle surprise. Des cadavres de chiens jetés sur des tas de fumier empuantissaient l’air. Il fallut tirer l’épée pour obtenir des paysans quelques subsistances soigneusement cachées.
Le capitaine alla frapper à la porte d’un château délabré dans l’espoir d’y trouver une pitance plus consistante. Le châtelain, un vieil homme perclus de rhumatismes, lui fit grise mine mais consentit à lui vendre du pain, un jambon et un tonnelet de vin.
Désormais, plus de doute : on prenait la route de la côte normande pour embarquer en direction de l’Angleterre. Aux questions qu’elle posait au capitaine il répondait par un silence méprisant. Autant que l’Angleterre, la mer lui faisait peur. Gilles lui en avait parlé un soir, sur la plaine de Patay ; il lui avait promis qu’il la mènerait un jour, cette guerre terminée, jusqu’aux grèves de Vendée. Il lui avait dit : « Ma mer à moi s’appelle océan. Un jour, peut-être, j’affréterai un bateau et je quitterai cette France pourrie par la misère et la guerre pour aller chercher fortune en Chine, comme Marco Polo. » Elle se dit qu’il était peut-être en train de réaliser son rêve.
Un soleil trouble balayait d’une lumière rasante les plaines précédant le rivage de la Manche. Des vols d’oiseaux blancs planaient au-dessus des marécages gelés. Le vent âpre apportait avec lui une odeur nouvelle, singulière, qui montait à la fois des immensités liquides et des espaces de terre nue. Pauvre terre torturée par les tempêtes, sans arbres, recouverte de joncailles et de roselières au-dessus desquelles planaient des nuées d’oiseaux de mer.
Le capitaine anglais semblait de bonne humeur en mettant pied à terre dans la cour d’un château aux formes lourdes, tassé sur une avancée de la côte, à l’extrémité d’un village de pêcheurs constitué de masures basses couvertes de chaume, le long d’une grève bordée de guirlandes d’algues brunes et semée d’un alignement de barques et d’épaves.
Le capitaine aida Jeanne à descendre de sa mule et, pour la première fois depuis le départ de Beaurevoir, lui adressa la parole.
– Mon nom est John Berwoit. Si tu n’as pas plus tôt entendu ma voix, c’est que nous avions, mes hommes et moi, interdiction de te parler de tout ce voyage, afin de ne pas te donner la moindre indication sur le trajet.
Il lui délia les mains et ajouta :
– C’est la fin de ton calvaire. Tu vas pouvoir te reposer, mais gare ! À la moindre tentative pour prendre la fuite, je me montrerai impitoyable. D’ailleurs, à supposer que cette idée te vienne, dis-toi que nous sommes environnés de deux déserts : la mer et la terre, et que tu n’aurais aucune chance de nous échapper.
Elle lui demanda où ils se trouvaient.
– Au Crotoy, dans le château du comte de Ponthieu. Cette étendue d’eau que tu vois n’est pas la mer mais la baie de Somme, l’endroit le plus inhospitalier que tu puisses trouver à des centaines de lieues à la ronde.
– Mais alors, où est la mer ?
– Plus loin, en longeant la côte, vers l’ouest.
– Quand allons-nous embarquer pour l’Angleterre ?
Il éclata de rire.
– L’Angleterre ? Qui te dit que nous allons t’y emmener ? Si monseigneur le Régent a décidé de t’éloigner le plus loin possible vers le nord, c’est que certains de tes compagnons de naguère se sont mis, semble-t-il, en tête de voler à ton secours. Nous sommes peu nombreux à connaître cet endroit. Secret d’État, ma fille ! Tu es devenue plus précieuse que le trésor du Grand Mogol...
Il lui fit une autre faveur en poursuivant :
– Tu jouiras ici d’une liberté que tu n’avais plus à Beaurevoir, si tu te montres raisonnable. Alors, Jeanne, bienvenue dans ce séjour béni des dieux !
Le Crotoy, novembre 1430
Jeanne se réveille chaque matin avec une curieuse impression : celle d’émerger dans un autre monde. Celui qu’elle a quitté ne lui a réservé aucune surprise : des sommeils profonds et sans rêves, des réveils brutaux dans un brouillard d’étoiles et de lumières diffuses, des voix d’anges et des musiques célestes. En revanche, le jour venu, lorsqu’elle s’aventure sur le chemin de ronde en battant des bras et des jambes pour se réchauffer, elle ne retrouve aucun de ses repères familiers.
Ce qu’elle a découvert entre les merlons est un paysage intermédiaire entre deux éléments : ce
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