La croix de perdition
devenait intolérable.
Le frottement d'une lourde étoffe contre le cuir de bottes. Un détail troublait le médecin depuis quelques instants. Il s'agissait là du seul son qu'avait apporté la voile avec elle. Rien d'autre. Aucun écho de pas, pas le moindre souffle. Rien que le frémissement d'une étoffe. Pourtant, l'ombre se mouvait, parfois trahie par la lune. Pourtant, Arnoldus en était maintenant certain : il ne traquait pas une puissance infaillible dotée de pouvoirs surnaturels, mais un homme.
Enfin, les bruits naquirent. Des petits coups rapides. Le cognement d'un ciseau contre la pierre. Un raclement étouffé. Plus rien, puis un long soupir de victoire. Un froissement de feuilles que l'on déplie. Alors qu'il ne le voyait pas, qu'il ne pouvait déchiffrer l'expression du visage de son ennemi, le médecin sentit son exultation. Elle éclatait, rayonnait tel un flot de lumière, se réverbérait contre les murs, ricochait jusque dans le coin où se terrait monsieur de Villanova, traversant la bibliothèque qui le cachait. Il tira sa courte épée et avança de deux pas en direction de la petite table de travail du surveillant du scriptorium. Il repoussa les volets qui occultaient les trois esconces alignées dessus. L'autre, accroupi au sol, se redressa d'un mouvement preste et se tourna, dévoilant la cache qu'il venait de desceller. Un trou ménagé sous une dalle de pierre, peut-être creusé par frère Henri lors d'une absence de frère Vivien afin de dissimuler les deux pages de manuscrit qu'il venait de découper. Le cœur remonta dans la gorge de monsieur de Villanova. Il ne prononça que quatre mots, de peur d'être incapable de terminer une phrase plus longue :
– Je vous attendais, monsieur.
Il était d'une suffocante beauté, très grand, mince sans maigreur, la pâleur de sa peau encore soulignée par ses cheveux aile de corbeau, mi-longs et ondulés.
Une voix grave et lente répondit :
– Vous avez eu tort, monsieur.
– Remettez-moi ces deux feuillets et brisons-la.
Un rire de gorge :
– Allons, vous savez bien que l'un de nous doit trépasser cette nuit. Je vous sens depuis si longtemps que j'ai parfois le sentiment trompeur que vous êtes devenu mon meilleur ami. Toutes les amitiés ont un terme. La mort, souvent.
– Dieu est avec moi.
– Êtes-vous bien certain, monsieur de Villanova, qu'Il ne s'est pas plutôt rangé à mes côtés ? Après tout, ne suis-je pas une preuve vivante – non morte, du moins – de Son indiscutable existence ?
– Blasphème ! rugit le savant.
– Ah, que vous aimez donc tous ce terme qui vous permet de reléguer l'autre parmi les impies et de vous absoudre à peu d'efforts !
– Les feuilles, monsieur.
Arnaud Amalric avança de trois pas en direction du médecin qui leva sa lame :
– Il vous faudra me les arracher, et je doute que vous y parveniez.
Un long regard noir qui semblait dépourvu de cornée se posa sur le médecin. Arnoldus frissonna, se détestant de cette réaction dont il ignorait si elle était de peur ou d'expectative. La redoutable fascination que sécrétait cet homme. Arnoldus de Villanova lutta pied à pied contre l'espèce de léthargie qui l'engourdissait progressivement, inclinant la pointe de sa courte épée vers le sol. Rassemblant toute sa volonté, il déclara :
– J'ai cru voir en vous le diable. C'était trop d'honneur que je vous faisais, que nous vous faisions. J'ai pensé me battre contre un ennemi démesuré. (Monsieur de Villanova pouffa.) Imaginez, je redoutais de me confronter à vous. Quel sot je faisais, mais quel soulagement. Car vous n'êtes rien. Sauf, peut-être, un privé d'esprit. Tout simplement un dément digne d'une maison de charité 2 .
– Alors pourquoi vouloir tant récupérer ces feuillets ? argumenta Arnaud Amalric.
Villanova décida de jouer son va-tout. Il lui fallait déstabiliser son ennemi, l'inquiéter pour le déconcentrer. S'il échouait, il mourrait. De fait, il n'était plus de taille à se battre contre Arnaud Amalric.
– La croix de Béziers, ou, plus exactement, le pouvoir qu'elle est censée conférer à celui qui la possède est une fable à dormir debout. Aucun texte sérieux, aucun des ouvrages, pour certains maudits, que j'ai eu le privilège de consulter dans la bibliothèque privée de notre Saint-Père n'en fait mention. Les érudits qui connaissent cette légende se gaussent des billevesées d'esprits faibles qui courent à son
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