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La croix de perdition

La croix de perdition

Titel: La croix de perdition Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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s'agissait d'un silence hostile, qui s'imposait à elles sans qu'elles le veuillent. L'un de ces silences qui précèdent les tempêtes les plus dévastatrices. Elle y mit terme :
    – Or Rolande avait belle santé. Je ne crois pas me souvenir qu'elle ait jamais eu recours à mes potions, à mes onguents, à mes embrocations 3 ou à mes maturatifs 4 . C'est donc qu'elle n'ignorait pas que ladite fin serait violente. Il ne s'agit sans doute que d'une coïncidence, et je serais bien déhontée d'en tirer des conclusions hasardeuses, mais vous souvenez-vous de deux des initiales retrouvées sur la liste dissimulée dans le touret de Blanche : « M.B. » Monge, Marguerite Bonnel ?
    1 Chouette effraie.
    2 Déesse égyptienne de la Justice et de la Vérité, qui personnifie le souffle de la vie. Sa coiffe est ornée d'une plume d'autruche.
    3 Préparations huileuses appliquées localement, le plus souvent apaisantes.
    4 Préparations destinées à faire « mûrir » les abcès afin de les vider.

Abbaye de Dame-Marie, Perche,février 1308, le jour même, à la nuit
    La perfide séduction du combat. Monsieur de Villanova n'avait songé qu'à cela depuis deux heures qu'il était inconfortablement installé dans les ténèbres et le froid. Le combat : une potion miraculeuse et trompeuse qui fait oublier l'âge, la douleur, la peur et même la raison si l'on n'y prend garde. Il attendait, préparait cette lutte depuis si longtemps qu'il en venait presque à regretter son imminente survenue. Au fond, ne lui devait-il pas la vie, ses moments d'énergie, bien davantage qu'aux préparations dont il avait le secret, un secret qui disparaîtrait avec lui et que nombre de toxicatores 1 lui auraient envié, l'eussent-ils soupçonné. L'infime différence entre un pouls qui bat à nouveau avec force et un cœur qui ralentit, entre la vie et la mort.
    Que ferait-il ensuite ? Quelle urgence saurait le porter encore un peu ? La vie avait cessé de l'éblouir et de le surprendre depuis bien longtemps. Soixante-dix-sept ans. Une interminable répétition de jours qui, sans cette lutte, l'aurait lassé aux larmes. Avait-il déjà trop vécu ? Peut-être allait-il mourir sous peu. Il huma la vive odeur qui l'environnait, mélange de poisson, de résine d'arbre et de clou de girofle. Une odeur à n'en point douter désagréable. Toutefois, qui disait qu'il ne s'agissait pas de la dernière qu'il sentirait ? La hâte des créatures humaines. Leur précipitation à courir en tous sens sans savoir le plus souvent pourquoi, ni vers où. Il faudrait se souvenir toujours des derniers moments d'une vie, de ce qui les a meublés, juste avant de disparaître à jamais. Le savant jeta un regard autour de lui. La silhouette des étagères, incurvées au milieu tant le poids des livres les avait déformées. Celle de l'alignement de scriptionales. À la faveur d'un rayon de lune qui éclairait un pupitre en filtrant par une des hautes fenêtres, la découpe improbable d'une plume plantée dans une corne à encre. L'odeur, toujours l'odeur. Les souvenirs de ces instants qui seraient peut-être les derniers. D'un geste inconscient, il vérifia pour la dixième fois que sa dague se mouvait avec aisance dans le fourreau suspendu à sa ceinture. Il adressa une brève prière à Dieu, Le remerciant de lui offrir la possibilité d'une mort qui ne soit ni de lit ni de râles de vieillerie.
    Une menaçante voile noire occulta l'une des fenêtres, dissimulant quelques instants la clarté lunaire. Arnoldus de Villanova se redressa, toujours dissimulé par l'une des bibliothèques. Son cœur s'emballa, cognant avec rage dans sa cage thoracique au point qu'il redouta qu'on puisse entendre son désordre à deux toises. Le sang afflua, battant avec fureur dans sa gorge, sous la peau de ses tempes. Un heurt. Un autre, plus violent. Un éclat, le son sec du verre d'un carreau qui explosa au sol. La lune réapparut. L'inquiétante voile noire venait de pénétrer dans le scriptorium. Arnoldus de Villanova se tendit, luttant contre l'impérieuse envie de se jeter sur son plus vieil ennemi, pour le détruire. Enfin. Lui exterminé, ses suiveurs, ses adeptes s'évanouiraient tel un mauvais rêve. Il ne persisterait d'eux qu'une détestable légende. Trop tôt. Étrange : Arnoldus avait attendu tant d'années parce que l'attente était tout ce que l'autre lui concédait. Maintenant que le sort inclinait peut-être en sa faveur, tout nouvel ajournement lui

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