La croix de perdition
sujet. Sur mon âme et mon honneur. (Un sourire mauvais se peignit sur les lèvres charnues du savant :) Que croyez-vous ? Que Dieu, au prétexte que le premier possesseur de ce crucifix a inondé le corps d'argent de Son Fils d'un sang innocent, offrirait l'immortalité à celui qui la possédera ensuite ? Pauvre fol enfantin !
– Pourquoi donc me tuer ? Si je suis inoffensif, crédule et imbécile, en plus de dément ? demanda Arnaud Amalric d'une voix plus hésitante, moins grave.
Arnoldus de Villanova vit le doute s'infiltrer dans le regard noir qui ne le quittait pas.
– La question mérite d'être posée, et j'y ai longuement réfléchi depuis que j'ai percé le secret de votre… nature. Banale, humaine. Vous n'êtes qu'un être de chair et de sang. La seule malédiction qui pèse sur vous est bien médiocre et fort répandue : celle des crimes que vous avez commis durant votre vie. Toutefois, vous faites partie de ces êtres de charme et de folie qui leurrent les esprits naïfs et les entraînent dans leur délire. Toutes les époques ont eu les leurs. C'est ainsi que naissent les hérésies. Elles ne tiennent bien souvent qu'à leur meneur. L'Église n'a nul besoin d'une nouvelle hérésie.
L'explication porta. Le regard noir se détacha du visage du médecin.
– Vous abattriez un homme que vous savez innocent parce qu'il est une gêne, peut-être une menace pour l'ordre établi ?
– À l'évidence, affirma monsieur de Villanova d'un ton qui traduisait son étonnement. Mieux vaut tuer un homme, étouffer une révolte dans l'œuf que massacrer vingt mille personnes qui se sont laissé entraîner par lui, ne trouvez-vous pas ? Et puis… innocent de quoi ? D'être le véritable Arnaud Amalric, suspendu dans une non-mort qui perdure depuis un siècle ? Peu me chaut. Ce qui m'importe, c'est la propension de ceux que vous croisez à ajouter foi à vos dires. En vous éliminant, ce sont ceux-là que je sauve.
– Je suis Arnaud Amalric ! s'emporta l'homme noir.
– Peut-être portez-vous son nom, peut-être êtes-vous de sa parentèle éloignée. Mais vous n'êtes pas celui qui brandit la croix d'argent cet infamant jour de juillet 1209. Cet Arnaud Amalric-là est mort, et bien mort.
La peine se peignit sur le visage de monsieur de Villanova, qui poursuivit :
– Ressaisissez-vous pendant qu'il est temps. Sondez votre âme. Défaites-vous de cette ahurissante fable afin de rejoindre Dieu en paix. Vous n'êtes pas Arnaud Amalric. Celui-ci est mort, d'une mort on ne peut plus explicable, vous dis-je ! J'ai vu maintes représentations de lui. Il était de petite taille, gracile, avec un joli visage que n'aurait pas rejeté une donzelle coquette. J'ai vu ses portraits alors qu'il gagnait en âge, que des rides creusaient ses joues, sillonnaient son front. Vous n'avez de lui que la couleur des yeux et des cheveux.
Des larmes de panique montèrent aux yeux du prétendu Arnaud Amalric. La tête lui tourna. Les portraits du manoir. Pourquoi, au juste, les avait-il lacérés ? Pour que ce visage décliné sur les toiles cesse de lui rappeler qu'il était l'Arnaud de la boucherie de Béziers ? Ou, au contraire, pour ne surtout pas constater qu'il était un autre ? D'où venait-il au juste ? Où commençait sa mémoire ? Le tumulte dans son esprit. Il ne parvenait pas à se le rappeler. Un effarant vide dans sa tête. Il ne se souvenait de rien. Avait-il véritablement assisté au carnage de Béziers ? Sans cela, d'où aurait-il tenu tous ces horribles détails, les mouches, les rigoles de sang pourpre, la trogne des ribauds ? Un vertige le déséquilibra un instant. Il se reprit. À l'évidence, il était Arnaud Amalric, abbé de Cîteaux ! Bien sûr ! Il ne pouvait être autre. Il détestait l'homme qui se tenait devant lui.
– Je suis un scientifique et un politique, monsieur, poursuivit l'objet de sa haine absolue. Je doute d'avoir la force physique de vous remettre au bras séculier et ne puis vous laisser vous évanouir dans la nature. Le temps me presse. La mort est à mes portes.
D'un ton qu'il s'efforçait de discipliner, Arnaud Amalric déclara :
– Vous ne le pourrez. Vous êtes homme de science et d'esprit. Il faut avoir l'essence des meurtriers pour parvenir à tuer de sang-froid, ainsi que je l'ai fait tant de fois.
– Admettez enfin le mensonge de votre vie, répéta le médecin. Il n'est que temps. Vous n'êtes pas Arnaud Amalric, abbé de Cîteaux.
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