La croix de perdition
Il est mort, vous dis-je, et fut porté en terre avec les honneurs ! Vous n'êtes qu'un imposteur, si faible d'intelligence qu'il ignore lui-même qu'il a usurpé la place, le nom, les péchés d'un autre.
La fureur secoua l'homme en noir. Cette fureur dont il avait cru être incapable, lui l'ange déchu, au-delà des pitoyables passions humaines. Il se rua vers monsieur de Villanova, lame au clair. Une giclée tiède sur son visage. Le claquement d'un petit objet qui rebondissait sur les dalles de pierre. Aussitôt, une fulgurante douleur qui lui ravageait les chairs. Une intolérable brûlure qui lui arrachait un rugissement. Aveuglé, les yeux rongés par il ne savait quoi, il plaqua les mains sur son visage, tournant sur lui-même. Il tomba à genoux en gémissant de souffrance, et entendit à peine le murmure de monsieur de Villanova :
– Votre pardon. Humblement. Je ne suis guère fier de cette indigne rouerie. Que l'usure et la raideur de mes membres soient mes excuses.
La lame d'Arnoldus de Villanova s'enfonça dans la poitrine du prétendu Arnaud Amalric, précisément à la place du cœur. L'homme en noir bascula avec lenteur vers l'arrière en expirant. Le savant se laissa choir aux côtés de celui qui avait emprunté l'existence d'un autre, fasciné par une malédiction qui n'était pas la sienne. Le médecin pria, ne faisant aucun effort pour dompter les larmes qui dévalaient de ses paupières.
Arnoldus de Villanova dut prendre appui des deux mains sur les dalles afin de se redresser. L'âge avait eu l'extrême courtoisie de s'écarter un moment. Il revenait en force, reprenant possession de son bien. Il se sentit vieux, épuisé, misérable. Il ramassa la fiole en verre protégée des chocs par une épaisse résille d'argent. Du vitriol 3 . Une vilaine ruse, peu honorable, encore presque inconnue, sauf de quelques rares scientifiques.
Il contempla sa lame gainée de sang. Pourquoi éprouvait-il cette tristesse incongrue ? Ce n'était, certes pas, d'avoir tué un homme qu'il fallait abattre. Peut-être une immense sensation de gâchis, que la promiscuité avec sa mort prochaine rendait intolérable.
Monsieur de Villanova se pencha vers le cadavre aux jambes repliées sous lui. La noirceur du pourpoint de riche cendal faisait disparaître la tache rouge qui s'était élargie sur sa poitrine. Seules quelques étoiles carmin avaient goutté sur le sol. Étrange constellation, qui paraissait sans lien avec cet homme dont on aurait pu croire qu'il s'était assoupi. Le médecin bagarra avec les longs membres afin d'allonger l'ennemi vaincu tel un dormeur. Il tira les feuillets serrés dans la main gauche.
Monsieur de Villanova rejoignit le bureau du surveillant et déchiffra les élégantes lignes, tracées avec une rare finesse et un art inhabituel. Pourtant, lorsqu'il inclina les feuilles à la lueur d'une esconce, des zones plus transparentes apparurent, trahissant le grattage d'une tache ou d'un trait maladroit. Comment se pouvait-il qu'une main capable de dessiner de si belles lettres hésite parfois au point de les endommager ? Il lut. Un fatras d'inepties, enrichi de prétendues citations, de renvois à des œuvres dont le médecin n'avait jamais entendu parler, d'allusions à l'abbaye de Jumièges, lieu, prétendait le texte, où la croix avait été cachée après avoir été maquillée de plâtre peint. Un éclair de compréhension le pétrifia. Frère Henri, l'enlumineur, était à l'origine de la mystification. Il avait découpé deux pages deDe contemptu mundi, de Bernardus Morlacensis, profitant d'un artifice de style assez commun à cette époque : de longues répétitions destinées à souligner la pensée de l'auteur. Du coup, le texte semblait demeurer cohérent. Il fallait que l'on puisse croire, qu'Arnaud Amalric puisse croire, si l'envie de vérifier les dires de l'enlumineur le prenait, que le premier copiste, celui qui avait reproduit l'ouvrage de Bernardus Morlacensis peu après le sac de Béziers, avait ajouté des feuillets révélateurs indiquant la cachette de la croix de perdition. Henri n'avait plus eu qu'à les créer. En réalité, l'enlumineur s'était contenté d'arracher deux pages du véritable texte de Bernardus Morlacensis. Il voulait que sa main lui soit rendue, que l'immortalité lui soit accordée. Certain de la véracité des origines du soi-disant Arnaud Amalric, convaincu par l'immensité de ses pouvoirs, il avait forgé un texte de toutes pièces.
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