La croix de perdition
n'avait-il pas pris soin de rabattre la végétation afin de dissimuler l'ouverture du boyau qui s'enfonçait sous terre. Éloi vit la religieuse pénétrer à demi, puis ressortir. Seulement éloigné d'elle de deux toises, il eut la nette impression qu'elle souriait. Un vilain rictus de hyène. Elle inclina la tête à droite, puis à gauche, plissant les lèvres de concentration, semblant hésiter sur la conduite à adopter. Elle s'éloigna enfin de quelques pas et Éloi retint un soupir de soulagement. Enfin, elle réintégrait l'abbaye. Il se trompait. Levant haut ses esconces, Agnès Ferrand tourna sur elle-même, cherchant une cachette d'où épier la suite. L'énorme souche d'un arbre abattu la séduisit. Elle l'enjamba avec difficulté, remontant sa robe sur ses cuisses maigres, puis se tassa derrière. Caché par son tronc protecteur, Éloi voyait apparaître le petit visage exécrable entre la souche et la neige. S'était-elle allongée au sol ? La mauvaiseté la rendait capable de supporter le froid mordant pour accomplir son projet venimeux. Le halo lumineux disparut, le visage aussi. Elle venait de rabattre les volets de ses esconces afin que leurs lueurs ne trahissent pas sa présence.
Mille pensées tournoyaient dans l'esprit d'Éloi. Que faire pour prévenir Urdin avant qu'il ne ressorte ? Comment écarter cette verrue de bonne sœur ? Comment rejoindre l'abbaye et prévenir les autres qui, peut-être, auraient une idée pour tirer l'homme-loup de ce mauvais pas ? Cependant, s'il s'écartait du large tronc contre lequel il était plaqué, elle le découvrirait. Il sembla à Éloi que le temps s'arrêtait, ou plutôt qu'il s'écoulait avec une infinie lenteur. Le froid lui remontait dans les jambes, l'engourdissant peu à peu. Un moment, il songea à se précipiter sur elle, afin de la rouer de coups, de l'assommer. Mais c'était le supplice et la mort assurés pour lui et sans doute pour les autres. Jamais. Pas Sidonie. Il avait juré sur son âme de la protéger toujours. D'autant que, sans eux, Claire trépasserait elle aussi. Une immense tendresse abolit un instant son affolement. Il ne s'agissait pas que de mots lancés afin de se rassurer. De fait, tous étaient liés au point de ne pouvoir survivre sans les autres. Une sorte d'animal chimérique, d'hydre constituée de cinq vies humaines saccagées, si amputées que leur persistance n'aurait tenu qu'à un fil si elles avaient été isolées. En revanche, l'hydre réunie vivait. Elle était décidée à ne pas se laisser mourir.
Le cinglement des feuilles roidies par le gel. Urdin ressortait, son esconce à la main. Entre la lueur dispensée par la lune et la lumière de sa lampe à huile, Éloi le vit avec netteté, tout comme cette mauvaise punaise de baptistère. Il ne pouvait crier afin d'avertir son compagnon. C'était trop tard. Il demeura immobile, regardant la silhouette de son ami s'amenuiser en direction de la porterie des Fours.
Plusieurs minutes s'écoulèrent. Urdin devait avoir réintégré la remise, s'enquérir de son absence. Éloi pria pour que Sidonie et les autres ne lui révèlent rien, sans quoi l'homme-loup reviendrait alors sur ses pas afin de lui prêter main-forte.
La tête vidée, il attendait il ne savait trop quoi. Le sifflement hargneux d'une dame blanche 1 , dont l'aile frôla presque son crâne, le fit frémir. Il s'apaisa. Les animaux ne l'avaient jamais blessé. Seuls les hommes l'avaient fait saigner en dedans.
Une lueur naquit non loin de lui. La peste en robe de bure avait repoussé les volets de ses esconces. Il la vit grimper par-dessus la souche et s'avancer vers le monticule de pierres. Elle n'hésita qu'une seconde avant de disparaître dans le boyau. Fallait-il que la malfaisance la tienne pour braver ainsi l'inconnu !
Éloi attendit encore, tergiversant, priant pour qu'elle ressorte. Soudain, un étrange phénomène se produisit : il cessa de penser. Plutôt, il cessa de se ronger les sangs avec des hésitations, aussi ineptes les unes que les autres. Les dés avaient été jetés par autre que lui-même, à nouveau. Éloi et ses quatre compagnons avaient toujours hérité des jeux des autres, subi leurs règles. Ils n'avaient jamais eu l'opportunité de la décision, jusqu'à ce qu'Urdin abatte le gros porc de montreur. Peut-on être tenu coupable de ce que l'on n'a pas décidé, choisi ? Peut-on être blâmé pour s'être contenté de réagir en s'accommodant du peu de liberté que les
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