La croix de perdition
autres n'étaient pas parvenus à vous arracher ?
Confiant dans son habitude du souterrain, de la nuit, il décida de ne pas révéler sa présence et garda rabattus les volets de son esconce. Telle une ombre, il suivit Agnès Ferrand. Pour une fois, les odeurs pestilentielles furent ses alliées, les rats qui filaient entre ses pieds également. Les remugles devenaient de plus en plus incommodants à mesure que l'on progressait vers l'avenue centrale des souterrains. Quant aux rats, ils s'y massaient en grappes afin de se repaître de déchets des cuisines. Éloi bifurqua, s'orientant grâce à eux. À une bonne toise et demie devant lui, les deux lueurs, immobiles. Il recula de trois pas et se rencogna contre le mur. Parvenue à l'embranchement, Agnès Ferrand hésitait, donnant des coups de pied dans l'eau fangeuse pour écarter les rongeurs de ses chevilles. Éloi s'étonna à peine de la témérité de la sœur portière, qui ne reculait pas devant l'inquiétant gouffre sombre dans lequel elle s'aventurait pour la première fois. Même l'eau malodorante, mouvante des milliers de rats qui s'y faufilaient, ne la rebutait pas. Il le savait pour l'avoir souvent expérimenté : la haine donne des ailes, tout comme l'amour. La haine est un poison de l'âme qui oblitère la peur, le remords. L'amour aussi, sans doute. Toutefois, l'amour crée. Pas la haine. La sœur portière avança avec lenteur dans l'étroit boyau qui menait à la chambre de Claire. Éloi ferma les yeux en prière. Il se crut exaucé lorsque la Ferrand rebroussa chemin pour rejoindre l'avenue centrale. Elle avança de quatre ou cinq toises, levant ses esconces afin de se diriger puis pila. Elle revint en arrière d'un pas décidé et s'engouffra dans le malaisé boyau. Éloi patienta à l'entrée, tendant l'oreille. L'écho des vaguelettes entraînées par le bas de la lourde robe de la religieuse mourut. Elle s'était arrêtée devant le mur et devait contempler la maçonnerie. Les ouvertures successives de la porte dérobée avaient dégagé les joints, au point que l'on devinait maintenant la silhouette du panneau pivotant. Éloi l'imagina comme s'il la voyait. Un petit sourire mauvais et satisfait étirant ses lèvres dépourvues de générosité. Une onde brutale souleva la surface de l'eau vaseuse. Elle venait de pousser le panneau de pierre. La main d'Éloi remonta involontairement vers le couteau à dépecer pendu à la ceinture de sa tunique. Le contact du manche de corne le fit frissonner. Il n'avait jamais tué de créature humaine. Comment supporter d'occire une servante de Dieu ? La main retomba. Servait-elle Dieu, cette âme desséchée et sans bienveillance ? Le Divin Agneau avait-Il besoin qu'un être dépourvu de compassion et d'amour Lui rende grâce et brandisse Son nom tel un étendard ? Une crainte mit terme à ses questions. Qui était-il, lui, le nain, pour en juger ? Qui était-il pour se substituer au jugement du Christ Sauveur ? Oui, mais et si… S'Il était las que l'on bafoue Son nom et Son message, que l'on s'en serve pour dissimuler la pingrerie des sentiments, la médiocrité de l'âme et l'étroitesse de l'esprit ? Et si tout cela avait été ourdi afin de mettre un terme à une honteuse mascarade ? Éloi devenait alors l'instrument de Dieu. L'hypothèse ne le convainquit qu'à moitié.
Un cri aigu, un cri de terreur absolue mit fin à ses tergiversations. Il fonça, l'eau répugnante l'éclaboussant jusqu'au front. Dans la semi-pénombre de la vaste pièce, Agnès Ferrand avait tiré Claire hors de son lit. L'enfante se débattait, suppliait. Il sembla à Éloi que son esprit se détachait de son corps, flottant haut, à frôler les pierres de la voûte du plafond. Il entendit, comme dans un rêve :
– Monstresse, démoniaque, éructait la portière. Je le savais, je le savais ! Elle va voir, cette gourde d'abbesse ! Elles vont toutes voir que j'avais raison. Suppôts du malin que vous êtes tous ! Haut et court ! Vous serez tous pendus haut et court, aux fourches patibulaires, engeance de vous ! Sors ! Sors, te dis-je, et rencontre tes juges. Lève-toi, à moins que tu ne préfères que je te traîne, et te noie dans l'eau putride des souterrains. Peut-être les rats, eux, te trouveraient-ils à leur goût ? Ils sont peu regardants. Sale fille ! Pourriture ! Démone ! Lève-toi, car je te tirerai par les cheveux s'il le faut !
– Je ne peux pas sortir, madame ma sœur. De grâce,
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