La dame de Montsalvy
si haut qu'ils se croyaient à mi-chemin de Dieu, ce n'étaient que pignons dorés ponctuant fastueusement le moutonnement des tuiles roses qui, peu à peu, remplaçaient le chaume et le bois.
Ainsi le voulait le Duc, fier de sa belle cité et désireux de préserver ses merveilles des incendies continuels. Il n'était jusqu'à sa ceinture de défense qui, posée sur l'eau profonde, ne se parât d'une broderie de saules, de buissons et de lierre. Défendue par ses canaux et ses lacs, Bruges avait à peine besoin de ses murailles...
L'image était belle, pure, nette comme une enluminure précieuse.
Et brusquement tout se brouilla. Le vent se leva en hurlant et charriant dans ses tourbillons la neige encore fraîche, bouleversant la belle image comme dans ces boules de verre avec lesquelles jouent les enfants. Et les voyageurs se hâtèrent vers la porte de Courtrai, avides d'un abri et de la chaleur d'un coin de feu.
L'auberge de la Ronce-Couronnée, dans la Wollestraat, l'active rue aux Laines, leur offrit tout cela avec en outre pour Catherine le parfum des souvenirs d'antan. Rien n'y avait changé en apparence.
C'était toujours la même impeccable propreté, les mêmes rutilances de cuivres et d'étains briqués à grand renfort de son et d'huile de coude, les mêmes effluves gourmandes montant des vastes cheminées, et le ventre de maître Cornélis, le propriétaire, était peut-être plus rebondi encore que par le passé, même si son haut bonnet blanc laissait passer plus de mèches grises que de mèches blondes... même si un gros pli soucieux creusait à présent son front rose et sa bouche bien nourrie.
Ce pli, d'ailleurs, Catherine l'avait remarqué sur la plupart des visages qu'elle avait croisés sur son chemin et, tout de suite, elle avait senti que l'atmosphère de la ville n'était plus la même. L'énorme gaieté flamande, ses cris et son vacarme qui, naguère encore, retentissaient dans Bruges vingt-quatre heures sur vingt-quatre avaient fait place à des murmures, à des voix contenues, à des chuchotements. Dans la salle de la Ronce-Couronnée même, si les nez étaient toujours aussi rouges qui plongeaient dans la mousse des chopes de bière, les yeux, au-dessus, étaient froids et circonspects. On aurait dit que la ville entière retenait son souffle, comme si elle attendait quelque chose...
— Vous m'aviez dit, dame Catherine, que cette belle ville était aussi la plus joyeuse du monde ? reprocha Bérenger. J'en ai connu de plus gaies.
— Elle l'était et plus que je ne saurais dire. Mais les choses vont mal. Rappelez-vous ce que nous a raconté messire Van Eyck...
Entre Luxembourg et Lille, le peintre-ambassadeur avait eu largement le temps de leur brosser un tableau de la situation flamande, un tableau aux couleurs déprimantes.
Après le traité d'Arras qui avait, dix-huit mois plus tôt, ratifié la paix entre la France et la Bourgogne, les Anglais se considérant comme trahis par leur allié bourguignon, s'étaient livrés à toutes sortes de vexations, concernant surtout les trafics maritimes et le commerce des riches cités lainières de Flandre. Leurs troupes avaient en outre ravagé quelques bourgades et si cruellement que le duc Philippe, poussé par Gand et Bruges, avait décidé de mettre le siège devant Calais.
Or, ce siège de Calais avait été un désastre. Ayant plus d'orgueil que de vertus militaires, les riches bourgeois de Gand et de Bruges, voyant que la flotte bourguignonne n'arrivait pas, avaient décidé purement et simplement de s'en aller en dépit des supplications du duc Philippe qui venait tout juste d'accepter un défi en champ clos du duc de Gloucester. La rage au cœur, Philippe avait dû plier bagages sans attendre son adversaire.
À la suite de cela, l'amiral bourguignon Jean de Hornes avait laissé, par pure couardise, les vaisseaux anglais ravager la côte entre Nieuport et le Zwyn, emportant un butin appréciable. L'amiral avait été assassiné mais le port de l'Écluse 1 dont dépendait la plus grande partie du commerce de Bruges s'était refermé comme une huître, chassant les marchands brugeois et se déclarant indépendant.
1 Sluis.
Or, depuis sa fondation l'Écluse était vassale de Bruges qui exerçait sur elle une pleine et entière souveraineté.
Enfin, depuis bien longtemps, les trois grandes cités flamandes : Gand, Bruges et Ypres qui avaient vécu dans une princière indépendance grâce à leur richesse et à leur puissance1
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