La dame de Montsalvy
formaient entre elles une sorte de fédération à laquelle le duc Philippe prétendait à présent imposer un quatrième membre : le Franc, autrement dit l'ensemble des communes et villages à vocation agricole ou tisserande qui composaient l'environnement de Bruges et Gand y compris bien entendu l'Écluse. C'était réduire encore les anciens privilèges et la révolte avait grondé dans Bruges où, durant l'été, les puissantes corporations avaient planté leurs bannières sur la place du Marché du Vendredi en signe de mécontentement, réclamé hautement la confirmation de leurs anciens privilèges sur l'Écluse et le Franc.
Cela n'avait rien arrangé, tant s'en faut. Depuis le malheureux siège de Calais, les griefs s'amoncelaient dans l'esprit du duc Philippe (ses espions n'allaient-ils pas jusqu'à prétendre que l'Angleterre payait Bruges et Gand pour y entretenir la rébellion ?) et il se refusait farouchement à confirmer les anciens privilèges. Il menait un jeu subtil et ondoyant, en atermoyant, en gagnant du temps... en préparant peut-être ses forces pour mieux attaquer.
Un véritable dialogue de sourds avait suivi qui n'avait rien arrangé et ne faisait au contraire qu'envenimer les choses.
On en était là et c'est dans cette atmosphère troublée, incertaine et dangereuse que Catherine arrivait pour chercher la solution de ses propres problèmes.
1 Au point qu'un siècle plus tard, l'empereur Charles Quint devait considérer comme le plus important et le plus flatteur de ses titres celui de Bourgeois de Gand.
Mais ces problèmes lui semblaient justement d'une telle importance qu'elle ne s'appesantit pas outre mesure sur les malheurs de cette ville qu'elle aimait pourtant, sinon pour les regretter et souhaiter que tout redevînt bientôt comme par le passé.
Bruges était sortie entièrement de sa vie d'autrefois et, dans cette auberge qui avait entendu ses rires insouciants de jeune fille, elle ne se sentait qu'à peine différente des voyageurs hollandais, écossais ou italiens qui s'y pressaient. Elle s'était d'ailleurs soigneusement gardée de se faire reconnaître ou de donner un nom qui pût réveiller les mémoires.
Sur le conseil de Jean Van Eyck, elle s'était annoncée sous le nom d'une certaine dame Berneberghe, d'Armentières, venue à Bruges pour y faire pèlerinage au Saint-Sang et en obtenir la guérison d'une maladie. Naturellement, son aspect extérieur allait de pair avec le personnage qu'elle prétendait incarner sous une coiffe dont les bavolets compliqués ombrageaient ses traits, la guimpe sévère qui enveloppait ses épaules et son cou ne laissait passer qu'une partie du visage, le linge blanc s'arrêtant sous la lèvre inférieure et au ras des sourcils. Pas un de ses cheveux d'or n'était visible et pas davantage les formes charmantes de son corps sous une robe de drap gris fer taillée à l'allemande qu'elle avait trouvée chez un fripier de Courtrai.
À Bérenger qui s'indignait de voir ainsi accoutrée son élégante maîtresse, Catherine s'était contentée de dire :
— J'ai habité cette ville, jadis, assez longtemps pour que certains puissent encore se souvenir de moi. Oh ! je n'ai certes pas l'outrecuidance de me croire inoubliable et je suis persuadée que l'on m'a largement oubliée... mais je préfère ne courir aucun risque. En outre, je pense que j'aurai plus de chance, ainsi, d'être acceptée par l'épouse de notre ami Van Eyck, si nous l'approchons.
Ce sera sage en effet, soupira Gauthier. D'après ce que j'ai pu comprendre, cette femme doit être une redoutable mégère. J'espère que nous pourrons éviter de la rencontrer.
Catherine l'espérait aussi.
Elle décida même d'éviter soigneusement la dame quand le lendemain Van Eyck vint la visiter à la Ronce-Couronnée. Elle eut en effet du mal à le reconnaître car ce n'était plus le même homme. Le peintre un peu bohème d'autrefois à l'œil acéré, l'ambassadeur ducal à la langue alerte et facilement hautain, le compagnon de voyage aimable et volontiers galant, l'ami passionné, tous ces personnages divers s'étaient fondus en un être monolithique, grave, compassé, à la voix retenue, au ton mesuré, à la politesse exacte : un grand bourgeois. Le fait qu'il s'agît d'un bourgeois de Bruges ne changeait rien à la chose car le ton général de Bruges étant à la mélancolie, Jean s'était fait d'un seul coup plus triste que tous les autres. C'était comme si, avec le velours noir de
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