La dottoressa
Vierwaldstattersee, où
nous avons loué une petite villa, la villa Flora. Et ç’a été merveilleux de s’y
retrouver avec Maman. Tout était aplani, maintenant, entre elle et Gigi. Du
jour où l’enfant était arrivé et où elle avait commencé à s’occuper de lui, tout
était allé pour le mieux.
On nous avait gentiment avertis, à la frontière, de ne pas
nous mettre tout de suite à dévorer, parce que beaucoup de gens mouraient à la
suite d’excès soudains de nourriture, et on avait bien raison. Nous n’avions
pas tellement mangé à la frontière, et guère plus à Seelisberg, faute d’habitude.
Nous étions affamés, émaciés, réduits à la peau et aux os, et voilà que tout à
coup on avait à gogo ce lait et ce beurre suisses, riches comme tout – n’empêche,
ce que c’était bon ! Et c’était beau, Seelisberg ; on allait se
promener dans les bois, avec le petit dans son joli landau. Il n’y avait que
quand le fœhn soufflait que c’était moins charmant, parce que alors la
villa Flora branlait de toutes parts et les toits avoisinants voyaient s’envoler
leurs tuiles ; et impossible d’aller dans les bois, tellement les branches
et les troncs vous voltigeaient dans la figure ; une vraie terreur, ce fœhn.
Mais enfin nous avons passé tout l’hiver de 1917-1918 à
Seelisberg, et puis… c’est étrange… mais c’est la vie… il ne faut pas m’en
vouloir, non… si je suis une méchante femme, c’est que Dieu m’a ainsi faite. C’est
à lui qu’il faut s’en prendre, si on doit s’en prendre à quelqu’un.
L’AMANT RUSSE
Au Grand Hôtel arriva un violoncelliste, une célébrité du
nom d’Hermann, accompagné de ses deux filles et qui s’entraînait en prévision
aune tournée en Amérique. Il était allemand, cet Hermann, et il s’était arrêté
en Suisse, en chemin – ce qui a entraîné une liaison entre Gigi et l’une
des deux filles, Maja, qui jouait aussi du violoncelle et qui était une géante,
énorme. Moi, de mon côté, à Seelisberg je fis la connaissance d’un ténor russe,
un nommé Wolkow… Et ça aussi tourna à l’aventure. Mais quelle affaire ! Diabolique !
C’était un terrible, je vous jure ; quand les Russes se mêlent d’être
ainsi, c’est à faire peur.
Seigneur ! Quand je pense à ce qui s’est passé dans ces
bois… Je n’ai jamais été une sainte, ça on l’aura compris ; je comptais
déjà pas mal de choses à mon actif, mais là, pour de l’inouï c’en était ! Lui
aussi, ça lui plaisait bien, et la beauté de l’histoire était que, quand nous
étions dans ce fameux bois, il poussait un grand air d’opéra dans les temps
morts, et après il me refaisait l’amour en repartant à zéro, et moi je disais :
« Non, pas tout de suite. Chante-moi d’abord un autre air d’opéra. »
Alors il chantait encore un coup, et puis il me refaisait l’amour. On aurait dit
une mitraillette, cet homme ! Et pan ! et pan ! et pan ! Tant
qu’une femme n’a pas fait l’amour avec un Russe, elle n’a aucune idée de ce que
c’est.
Ce bon Gigi, il allait Dieu seul sait où avec sa Maja. Qu’est-ce
que j’avais à en faire ? En tout cas, il n’allait pas dans les bois. Mais
moi si, avec mon Wolkow. Comme c’est étrange, que ce genre de chose ait pu se
passer autrefois. Cela fait si longtemps. Ah ! il ne fait pas bon être
vieille, on ne va plus dans les bois ! La nuit, parfois je rêve que je fais
l’amour. Mais ce n’est pas bon. C’est affreux…
Pour en revenir à Gigi et à Maja… sur le moment ça m’était
tout à fait égal. Ce n’est que plus tard que ça a compté. Moi, j’avais Wolkow
et je m’étais faite à l’idée de voir Gigi aller de son côté avec ses modèles. Bref,
je me disais : « Cette Maja, ce n’est pas un modèle, c’est une
violoncelliste, et d’ailleurs elle va partir pour l’Amérique. » Ce qui
faisait que je ne m’inquiétais pas outre mesure.
Mais ça n’a pas duré bien longtemps, mon aventure avec Wolkow
dans les bois. Il a dû retourner dans son pays. J’étais triste ! Triste
comme le diable. J’ai dit : « Je t’accompagnerai jusqu’à la frontière »,
et je suis partie comme ça, en plantant là Maman, mon enfant et Gigi, sans
prévenir. Nous avons pris le train jusqu’à la frontière, et là il y avait un
petit albergo où nous avons passé la nuit et fait l’amour, sauf que je n’ai
pas souvenir qu’il ait chanté l’opéra dans
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