La dottoressa
servi dans ses contes de Positano. À l’endroit où la route d’Amalfi
bifurque vers Positano, il y a sur le bas-côté un très grand abreuvoir où les
cochers abreuvent les chevaux. Et est-ce que ne voilà pas qu’un soir ce don
Domenico se couche dedans complètement nu, et que dans le crépuscule du jour
qui tombe, arrivent des chevaux attelés à une carrozzella. Ce qui fait
que s’arrêtant pour boire, à la vue de cet homme nu les bêtes se cabrent et la carrozzella recule. Derrière s’ouvre un épouvantable précipice, tout juste s’il n’y a pas
eu d’accident. Les gens ont tous cru que c’était le Diable qu’on avait vu dans
l’abreuvoir, tant et si bien que don Domenico s’est sauvé comme s’il avait eu l’enfer
à ses trousses, mais personne ne l’a poursuivi.
Bien entendu, don Domenico n’avait pas voulu faire peur aux
chevaux, il voulait seulement terroriser quelqu’un d’autre, qui venait toujours
remplir d’eau ses tonneaux à l’abreuvoir ; s’il voulait effrayer cette
personne, c’est qu’il lui gardait une dent. Seulement, il avait oublié que c’était
justement l’heure où d’habitude les chevaux venaient boire.
C’était vraiment un prêtre délicieux. Il allait chez les
gens, et si jamais le moindre bout de beurre ou d’autre chose traînait par là, il
le raflait. Ce n’était pas pour lui-même, jamais, non – il l’apportait aux
pauvres. À moi aussi, il me prenait ci ou ça ; et le ci ou ça
disparaissait et il se contentait de dire : « C’est moi qui l’ai
emporté. Je l’ai donné à ceux d’en bas, vous savez ? Ils en ont beaucoup
plus besoin que vous. »
Il y avait aussi à Positano un bossu qui venait tout le
temps voir Gigi. Il était de famille patricienne, très fortunée et propriétaire
de grandes teintureries pour la soie. Je me rappelle encore don Domenico (il
était gras et trapu et en même temps très agile, capable de sauter comme un
cabri), oui, je le revois, don Domenico, dansant avec Clavel le bossu, un soir,
et retroussant si haut sa soutane qu’on voyait ses jambes nues, pendant que
Gigi était au piano. C’était le bon temps. Moins qu’avant la guerre, mais tout
de même…
Nous n’étions plus à l’hôtel Manna. Nous avions pris une
maison, une charmante maison avec balcon et terrasse, que nous louions et où
venait don Domenico ; et un jour où la tramontana soufflait, toute
la faïence, les assiettes, ont été balayées d’un coup par-dessus le mur de la
terrasse jusque dans la rue en bas. Ça montre assez quelle force a ce vent. Si
par hasard on se trouve dans n’importe quelle rue en escalier de Positano avec
un coup subit de tramontana, même les adultes sont incapables de
poursuivre ; force est de s’asseoir ; ça vous arrive dessus par
rafales ; on attend que ça ait fini de souffler un coup, puis on progresse
un peu avant le suivant. Assez comme la bora à Trieste, où les gens
doivent se cramponner à des cordes dans la rue. Voilà comme c’est à Positano, chaque
fois que se lève la tramontana. Eh oui, et nous y étions, à Positano, et
c’était comme je dis.
Après cette Première Guerre, il y avait pas mal de Suisses
qui venaient là, et, oui, oui, le docteur Bauer aussi est revenu avec sa
famille. Il a trouvé sa maison vidée de tout, ou peu s’en fallait, et il a
déménagé pour s’installer plus près de la plage, à Tonillo, dans une villa
minuscule puisqu’il avait tout perdu. Il est revenu, oui, et Frieda Abeles
également, et Ritzenfeld, sauf que Frieda s’est ramassé ensuite un juif, un
certain Wolf, et qu’ils ont ouvert ensemble un genre de coopé… où on pouvait
acheter des produits alimentaires à des prix sacrifiés… Ce ne fut pas une
grosse réussite et ça n’eut qu’un temps, n’empêche qu’ils se lancèrent
là-dedans à Positano. Les choses avaient terriblement changé depuis la guerre. Le
docteur Bauer avait beau être là, et Frieda Abeles, et Gigi et moi, et
Ritzenfeld, plus rien ne semblait être comme avant.
Je n’exerçais pas la médecine, je me contentais de la
maternité et du ménage. À côté de nous, dans la villa voisine, vivait un nommé
Arlotta, un Italien. Il avait une femme d’une grande beauté, une Russe avec des
cheveux blonds merveilleux, des tresses blondes, et un fils qui s’appelait
Voloddia, ainsi qu’une fille, Pucci. Ils sont devenus de grands amis de Gigi, qui
a peint cette Russe ; mais quant à flirter, non, pas
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