La dottoressa
sein, mais pour que j’aie du lait,
mon mari a dû bazarder jusqu’à son dernier pantalon. Il ne vendait pas, c’était
du troc. Le pantalon, il l’a donné au laitier de la Peter Jordan Strasse. L’argent
n’avait plus aucune valeur, de sorte que tant qu’il lui est resté un pantalon à
lui, ou quand on lui en a envoyé de Suisse un vieux, cadeau de mon beau-père, alors
on pouvait se procurer le litre de lait auquel on avait légalement droit, mais
qu’on ne pouvait obtenir du laitier qu’en lui glissant quelque chose. Voilà
comment c’était à la Noël 1915.
Ce qui fait que de là on se retrouve au printemps de 1916. Le
lait du petit nous arrivait de Suisse, en boîtes, et le lait ordinaire venait
du laitier, moyennant cadeau. Pour le charbon, il fallait aller en chercher à
la gare de chemin de fer, très tôt le matin. La soupe, on pouvait la faire avec
du trèfle, ce n’était pas si mauvais que ça ; et puis il y avait le genre
de navet que j’ai dit, et somme toute, d’une façon tout allait bien. Chez le
confiseur, on pouvait acheter une sorte de gâteau au chocolat (sauf que ce n’était
pas du chocolat, j’ignore toujours ce que ça pouvait être : une vague
espèce de farine noire), et il y avait de la graisse de maïs qui venait des
Balkans, une graisse jaunâtre qui faisait penser à des graines jaunes, et en
tout cas les navets, et le trèfle, un point c’était tout.
Nous étions encore là pour la mort de l’empereur. Je me
trouvais Mariahilfer Strasse quand le cortège funèbre est passé. Dans ces
moments terribles, j’en fus énormément impressionnée, remplie d’une immense
tristesse. Par ces temps de guerre et d’affliction, soudain on pardonnait tout
à ce vieil homme. À cause de son grand âge et des malheurs de son fils et de sa
femme, on pardonnait, oui, et on mesurait mieux toute l’étendue de la tragédie,
au sens le plus terrible du mot, qui frappait le monde entier. Enfant, je l’avais
vu passer en cortège devant notre école de la Ringstrasse, l’année de son
jubilé, et à cette occasion, avec les autres écolières, j’avais défilé devant
sa tente et je l’avais vu de tout près ; et également quand le tzar de
toutes les Russies était venu en visite, son carrosse avait roulé tout près de
moi et je l’avais aperçu très nettement. L’impératrice aussi, je l’avais vue de
tout près, à Schönbrunn, derrière le château, dans la partie interdite, à travers
les grilles, oui. Et les matins où je courais à l’université en traversant la Ringstrasse,
souvent je voyais l’empereur dans sa voiture, très tôt, lorsqu’il arrivait de Schönbrunn
pour se rendre à son cabinet de travail du Burghof. Tout le monde s’arrêtait
comme changé en statue, Mariahilfer Strasse ; on distinguait de très loin
son panache blanc ; oui, je l’ai vu très souvent à ce moment-là : assis,
vieux, très droit, sans la moindre trace de bonté sur le visage – un
visage apathique, devenu indifférent à tout. Mais l’impératrice, elle, quand je
l’ai vue, elle ressemblait exactement à l’idée qu’on se fait d’une bonne fée
adorable. Impossible de déceler aucune ombre de souffrance sur ses traits. L’expression
était très belle, tout à fait comme si elle avait chéri tous ses sujets et
compris leur vie.
C’est peu de temps après ces funérailles que Papa est mort. Et
immédiatement après, nous avons quitté Vienne.
Il était âgé, dans sa soixante-seizième année je crois, quand
il est mort. Évidemment, il avait la maladie de Parkinson, ce qui n’arrangeait
rien, les privations dues à la guerre aidant – et pourtant qu’est-ce que
Maman n’a pas fait pour l’alimenter, alors ; mais la nutrition avait
changé du tout au tout, et en particulier le lait manquait, et la viande. La
maladie a accéléré le processus. Tant et si bien que ceux de Suisse se sont mis
à insister sur le fait qu’il ne fallait pas que Maman reste toute seule à
Vienne. Nous sommes donc allés en Suisse.
C’était très loin d’être aussi simple que ça, à l’époque ;
on était en guerre et on avait du mal à obtenir des permis d’entrée et de
sortie. Mon mari du rester en quarantaine dans une vallée du Tyrol, et le petit,
qui n’avait pas même un an, et moi, nous avons pu poursuivre notre route
pendant que dans son Tyrol Gigi se rongeait ; il n’a pu nous rejoindre que
dix jours plus tard. Nous sommes allés à Seelisberg sur le
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