La dottoressa
tard. C’est l’été qu’il a peint Hindenburg, l’été où on s’est
battu autour des lacs de Masurie… Nous les avons fêtées à Kœnigsberg, ces
batailles – la grande victoire de Tannenberg. Pour l’occasion nous nous
trouvions au Blutgericht, qui était une taverne sous terre, à Kœnigsberg. Il y
avait là tout un tas de ces Prussiens de Prusse-Orientale qui en d’autres temps
n’ouvraient jamais la bouche, mais cette fois ils étaient tous à hurler, à
braire, à lever le coude, et d’ailleurs tout le monde avait bel et bien du vent
dans les voiles, nous deux compris, dans cet endroit, ce Blutgericht.
Ah ! la Peter Jordan Strasse ! Quel bel endroit à
l’automne, oui, quelle beauté ! Et le Tuerkenschanz-park, quelle merveille !
Et juste pour Noël, le 24 décembre, Gigi a dû me conduire à l’hôpital pour
la naissance de l’enfant, oui, juste la veille de Noël, à la maternité où vous
imaginez le remue-ménage, bien entendu ! Tous les professeurs me
connaissaient, le professeur Thaler et les autres : « Alors, on fait
un peu moins la flambarde, hein ?… (Ça parce que j’étais plutôt portée à
ne jamais manquer de toupet.)… Tout juste si on ne tourne pas de l’œil ? »
Et le pauvre Thaler qui fut forcé de laisser tomber son arbre de Noël au beau
milieu de la nuit ! Car ce fut une naissance difficile, l’enfant était en
péril et on me délivra au forceps. Quand au sortir de l’anesthésie je le vis, mon
petit garçon, il était rouge comme un homard, avec une masse de cheveux noirs. Je
ne traînai pas longtemps à l’hôpital. Ma pauvre Maman avait apporté une oie
pour Noël, qui pataugeait dans la baignoire ; on avait projeté de la tuer
au tout dernier moment pour faire un somptueux dîner de Noël, et il avait fallu
que j’aille inventer ce genre de situation qui bouleversait tous les plans et
forçait l’oie à rester dans la baignoire ! Maman n’aurait jamais cru que
je donnerais naissance à un petit garçon, parce que Papa disait depuis toujours :
« Comment voulez-vous qu’elle réussisse à nous pondre un garçon ? »
Tout ça pour la raison que je n’avais jamais cessé d’être une misérable petite
chose, incroyablement menue. On l’appela Ludwig Philip Moor, sauf que plus tard,
quand je suis allée m’établir à Capri, il est devenu Ludovico, et l’est resté.
Le cinquième jour, alors que je ne tenais même pas debout, j’ai
voulu m’en aller ; Thaler a dit : « Si elle s’est mis dans la
tête de ne pas vouloir rester, on la laissera partir. Je lui ôterai ses points
de suture chez elle, Peter Jordan Strasse. » Notre intérieur était
adorable : la chambre qui avait la vue, Gigi l’avait décorée… c’était un
vrai rêve ! Des fleurs splendides, des roses rouges, et ça en plein hiver –
je me demande comment il s’était débrouillé pour en trouver. J’étais totalement heureuse. Maman est venue, quelle affaire ! Venue et repartie, revenue, repartie.
Le tout, Peter Jordan Strasse où nous vivions, Gigi faisant le peintre avec
tous ses modèles qui défilaient là – il a toujours eu des flirts avec ses
modèles.
Ça m’était égal. J’avais prévenu d’avance mes parents que ça
ne voulait rien dire. À l’époque, ils répétaient : « Tu verras, ça ne
marchera pas », et pourtant… Il était si plein de gentillesse pour moi que
ça ne comptait vraiment pas, ça n’avait aucune importance. C’est la vérité, ce
que je dis là. On ne me croira pas, parce qu’on pensera que j’ai toujours été
une jalouse. Non, non, pas du tout. C’est la vérité vraie.
Une de mes amies, une certaine Gundi Patai, la fille de
Patai, le maire de Vienne, venait me voir avec son petit enfant, et moi je
poussais mon Ludovico dans son landau jusqu’au Tuerkenschanzpark. Nous étions
très, très heureux. Oui, vraiment ce fut une période de bonheur parfait, même
si c’était une mauvaise époque à cause de la guerre. Sans les colis qui nous
arrivaient toutes les trois semaines, nous serions morts de faim. On pouvait en
recevoir de somptueux de Suisse : du café, des jambons, du sucre, toutes
sortes de choses. Les grands-parents nous en expédiaient. Sinon, à Vienne on ne
trouvait en tout et pour tout qu’un genre de navet. Le pain était fait avec du
maïs allongé de sable du Danube, une horreur ! Ça ne tenait pas ensemble ;
on avait la bouche comme une carrière.
Je nourrissais le petit au
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