La dottoressa
moins et mange moins de sel. »
Le lendemain, les patients arrivaient avec un poisson, une salade ou des fruits,
une friandise sucrée, parfois une bouteille de vin qui lui ferait des semaines.
Ils ne se fiaient à aucun autre médecin, et j’ignore qui l’a remplacée à
présent. J’étais avec elle, le jour où elle a quitté l’île pour la dernière
fois. Gracie Fields lui chanta un adieu, debout à côté du taxi qui attendait
sur la place de Caprile, près de l’escalier descendant vers la vieille maison (déjà
elle s’empressait de retomber en ruine, la maison), et les dernières
embrassades comme les dernières larmes de la Dottoressa furent pour une
marchande de poisson sur le port. Jusqu’à la dernière seconde, tant que l’on n’eut
pas rentré la passerelle de l’ Aliscafe, j’eus peur de la voir peut-être
tourner les talons, nous échapper et s’enfuir en courant sur le sentier qui
escalade la falaise, pour se jeter dans le refuge de sa maison, comme quarante
ans plus tôt, devant les gourdins des paysans.
Il y a une chanson que la Dottoressa n’avait pas oubliée
depuis son enfance, et qui n’est pas celle que lui chanta Gracie Fields.
Et quand j’ai eu bazardé ma bicoque
Et que j’ai eu bu tout le flouse,
Voilà le père qui dit :
J’ai été soldat, moi qu’ai tout bu.
La boisson où ça mène ?
Où ça mène la boisson ?
Droit au ciel,
Ousqu’est Pierre
Qui nous versera un slivovitz,
Qui nous versera un slivovitz.
Mon enterrement qui le suivra ?
Mon enterrement qui le suivra ?
Ah, les plats, les couteaux les fourchettes,
Ah, la bière et le vin,
La femme du bistrotier sera de ma tournée.
Et qui donc à présent nous balaiera nos rues ?
Oui qui donc à présent nos rues nous balaiera ?
Nos très honorables messieurs,
Les ceusses à l’étoile d’or,
C’est eux qui nous les balaieront nos rues.
Pourtant, avant que la mort du petit Andréa eût consommé sa
défaite finale, elle gardait encore, même à soixante-douze ans passés, un don
de vivre passionnément que je n’ai connu à aucune autre femme, bien que j’aie
tenté de lui prêter, d’une façon, forme et enveloppe dans le personnage de
tante Augusta des Voyages avec ma tante.
Je me souviens de cette soirée où nous étions allés tous les
deux voir un film sur Attila au cinéma d’Anacapri, et de la façon dont elle n’avait
pu fermer l’œil de toute la nuit, à cause des images qui lui galopaient dans la
tête, d’Anthony Quinn guerroyant et violant à perdre haleine. Je ne m’étais pas
trompée quand je lui avais dit qu’elle avait des dents de descendante d’Attila.
De même, après une représentation de Tristan et Isolde à l’Opéra de
Vienne, elle avait passé une nuit d’insomnie, l’esprit hanté par cette musique
érotique. Elle approchait des soixante-dix ans quand elle avait perdu son
dernier amant, mais la sexualité était en elle une passion toujours prête à se
réveiller.
Une fois, elle dressa une liste des hommes qui avaient joué
un rôle, si petit fût-il, dans sa vie. La voici, soigneusement numérotée dans l’ordre
chronologique, et simplement intitulée : « Mes Hommes. » Elle ne
correspond pas en tout point avec les Mémoires, mais peut-être ne se
souvenait-elle pas clairement de tous. Il y en avait eu trop.
MES HOMMES
1. Quand j’avais sept ans, il y a eu un garçon de café, au Prater, qui me
caressait de façon plutôt pressante partout où il pouvait mettre la main sur
moi.
2. Einsiedlergasse, il y avait une écurie, avec un valet qui me plaisait
énormément. Impossible de me rappeler ce qui a pu se passer. J’avais neuf ans.
3. Un été, à Lainz, il s’est trouvé un cousin, le fils de la sœur de Maman,
celle d’Allemagne. Nous avions le même âge, dans les dix ans, et l’envie d’essayer
pour voir ; alors nous nous sommes cachés dans un petit bois. Il y avait
des buissons de jasmin. C’était curiosité pure, et ce qu’on a pu rire ! Comme
jeu c’était bien amusant. Pas question de sentiment. Les grandes personnes ont
flairé quelque chose et on nous a défendu de retourner au jardin.
4. Au temps où j’allais à l’école primaire, il y avait une pharmacie non
loin du pont Neville, dans le V e arrondissement. Le pharmacien
m’a fait passer derrière le comptoir. J’étais en vêtements de
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