La fée Morgane
les porter sur son dos jusqu’à la
grande salle où on les recevrait [14] .
Chaque jour, Rhiannon s’en vint donc s’asseoir à côté du
montoir de pierre, à l’entrée de la forteresse. Mais il arriva rarement que
quelqu’un consentît à se laisser porter. La plupart des gens étaient émus
autant par l’aventure extraordinaire qu’elle racontait que par la beauté de la
femme. Mais cela ne l’empêchait nullement de se morfondre. Elle avait beau
essayer de comprendre ce qui était arrivé, elle ne parvenait à aucune solution
acceptable. Interrogé chaque jour, Merlin restait sourd à ses supplications. Pourtant,
une fois qu’elle était seule et qu’elle versait d’abondantes larmes, elle
entendit clairement la voix de l’enchanteur qui paraissait surgir des murailles
mêmes de la forteresse : « Orgueilleuse Morgane, disait-il, voilà qui
te fera comprendre certaines choses. Tu te prétendais la plus forte, tu es
devenue la plus faible, un objet de risée ou de pitié. Sache bien que ton sort,
tu l’as choisi toi-même. Je t’avais bien dit qu’un homme fidèle n’a pas
forcément que des qualités. Et Pwyll est assurément bien cruel envers toi, car
il ne s’est même pas donné la peine de chercher la vérité, se fiant aveuglément
au témoignage des femmes qui t’entouraient. Ce n’est guère là une preuve d’amour.
Si cela peut te consoler, sache pourtant que ton fils n’est pas mort. Il a été
enlevé par un sorcier que tu as humilié autrefois. De toute façon, tu ne
resteras pas toujours ainsi et la vérité éclatera bientôt. » Il y eut
alors un grand vent autour de la forteresse, et des oiseaux noirs se mirent à
tourbillonner dans le ciel.
En ce temps-là, le seigneur qui régissait la terre de Gwent
sous les Bois était un homme sage et avisé qui portait le nom de Teyrnon. C’était
le meilleur homme du monde. Il avait chez lui une jument qu’aucun cheval ou
jument dans le royaume ne surpassait en beauté et en élégance. Tous les ans, dans
la nuit des calendes de mai [15] , elle mettait bas un
poulain, mais curieusement, le poulain disparaissait aussitôt après sa
naissance et nul ne savait ce qu’il devenait. Un soir, Teyrnon dit à son épouse :
« Femme, nous sommes vraiment bien insouciants. Nous avons chaque année un
poulain de notre jument, et nous n’en conservons aucun ! – Que peut-on y
faire ? déclara-t-elle. – Que la vengeance de Dieu s’abatte sur moi si, cette
nuit qui est celle des calendes de mai, je ne découvre pas la cause de la disparition
de mes poulains comme cela se produit tous les ans ! » Il fit donc
rentrer la jument dans l’écurie, se revêtit de ses armes et commença sa garde.
Au début de la nuit, la jument mit bas un poulain grand et
accompli qui se dressa sur ses pieds immédiatement. Teyrnon se leva et se mit à
considérer les belles proportions de l’animal. Pendant qu’il était ainsi occupé,
il entendit un grand bruit et, aussitôt après, il vit une grande main griffue
surgir de la fenêtre et saisir le poulain par la crinière. Teyrnon brandit son
épée et trancha le bras à partir du coude, si bien que l’avant-bras et le
poulain restèrent à l’intérieur. Il entendit alors un grand tumulte et des cris
perçants. Il ouvrit la porte et s’élança dans la direction du bruit. Il ne
voyait pas qui pouvait crier ainsi à cause de l’obscurité, mais il engagea
aussitôt la poursuite. Pensant alors qu’il avait laissé ouverte la porte de l’écurie,
il revint en hâte pour la fermer et trouva sur le seuil un petit garçon emmailloté
et recouvert d’un beau manteau de soie brochée.
Teyrnon prit l’enfant dans ses bras, ferma la porte et se rendit
dans la chambre où dormait sa femme. « Dame, dit-il, es-tu réveillée ?
– Je dormais, seigneur, mais ta voix m’a éveillée. – Eh bien, voici un fils
pour toi. Ainsi se trouvera atténué ton chagrin de ne pouvoir avoir d’enfant
toi-même. – Seigneur, quelle est cette aventure ? » Teyrnon lui
raconta tout ce qui venait d’arriver, et la femme fut très étonnée. « Seigneur,
dit-elle, quelle sorte d’habit porte l’enfant ? – Un manteau de soie brochée
d’or. – C’est donc un fils de noble famille. Si tu le voulais, nous trouverions
en lui distraction et consolation. Nous ne dirons rien sur ce qui s’est passé
cette nuit et nous garderons l’enfant dans un endroit caché. Je ferai venir des
femmes, et je dirai que
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