La fée Morgane
la lumière du jour, dans la crainte que les autres volatiles
ne viennent t’agresser. Leur instinct les poussera à te frapper s’ils te voient,
à te rejeter s’ils sentent ta présence au milieu des bois, et, de toute façon, ils
te traiteront avec mépris chaque fois qu’ils entendront le cri lugubre que tu
pousseras la nuit, quand tu sortiras de ta tanière. Tu ne perdras pas ton nom :
tu t’appelleras toujours Blodeuwez, mais tu seras devenue un hibou, objet d’effroi
pour ceux qui te rencontreront. » Et Gwyzion frappa Blodeuwez de sa
baguette. Aussitôt, celle-ci sentit son corps se revêtir de plumes. Elle poussa
un long hululement et s’envola dans la nuit pour disparaître dans les arbres.
Un soir que Morgane était sortie hors de sa demeure et qu’elle
errait dans les sentiers de la forêt, elle sentit qu’un oiseau se posait sur
son épaule. De sa main libre, Morgane caressa le dos de l’oiseau. « Je
sais qui tu es, Blodeuwez. Ne crains rien. Si je ne peux pas te redonner la
forme dans laquelle tu as été créée, je peux au moins te protéger et faire de
toi une de mes fidèles. Ne crains rien, car tu seras toujours chez toi dans mon
domaine. » L’oiseau battit des ailes, frôlant très doucement la joue de
Morgane. Et celle-ci, en souriant, revint lentement vers l’entrée de la
forteresse, le hibou perché sur son épaule [33] .
5
Le Chevalier au Lion
Quand Girflet, le fils de Dôn, revint à la cour du roi
Arthur, chacun se réjouit de le revoir et lui fit bon accueil. Il fut ainsi
grandement consolé des épreuves qu’il venait de subir à cause de son amour
insensé pour Gœwin. Il retrouva Kaï, le sénéchal, et aussi Lancelot du Lac en
compagnie de son cousin Bohort de Gaunes, Dodinel le Sauvage et Bedwyr, avec
lequel il avait déjà vécu tant d’aventures. Il y avait aussi là Gauvain, le
neveu du roi, et Yvain, le fils du roi Uryen, tous deux revenant de quelque
tournoi où ils s’étaient couverts de gloire. Ils devisaient tous, assis autour
du roi Arthur, dans le pré devant la forteresse de Kaerlion sur Wysg, tandis
que des valets venaient leur servir des boissons rafraîchissantes. C’est alors
que se présenta devant eux une jeune fille montée sur un cheval brun, à la
crinière frisée. Elle était vêtue d’un grand manteau de couleur jaune. La bride
et la selle de son cheval étaient en or. Elle sauta de sa selle sans que
personne l’aidât et, apercevant le roi, elle ôta son manteau et s’approcha de
lui, le saluant avec déférence.
« Ma dame m’envoie te saluer, roi Arthur, ainsi que ton
neveu Gauvain et tous les chevaliers qui sont autour de toi, tous sauf Yvain, le
fils du roi Uryen, que je vois là en train de pérorer et de raconter des
exploits qu’il n’a peut-être pas accomplis mais dont il se vante avec orgueil
et arrogance. Je pourrais même ajouter qu’il est le plus faux et le plus déloyal
de tous tes compagnons, car il ne respecte pas la parole donnée. Il n’est qu’un
traître, un menteur, un moqueur qui, après avoir séduit ma dame par de belles
paroles, l’a lâchement abandonnée pour courir les aventures, ne se souvenant
même pas du délai que ma dame lui avait octroyé ! »
La jeune fille paraissait fort en colère, et ses paroles
plongèrent ceux qui l’entendaient dans le plus profond désarroi. Quant à Yvain,
il tremblait de tous ses membres, car il savait bien que ce discours avait été
prononcé pour lui faire honte, à lui et à nul autre que lui. Précisément, la
jeune fille s’avança face à lui et dit : « Ma dame t’avait donné
répit jusqu’à la Saint-Jean. Celle-ci est bien loin maintenant, et tu n’as pu t’en
souvenir tellement tu dédaignais la femme à qui tu avais pourtant engagé ta foi !
Depuis ton départ, ma dame a marqué tous les jours dans sa chambre, car celle
qui aime est en grand souci et ne peut jamais dormir apaisée tant qu’elle n’est
pas assurée que l’être qu’elle aime est en sûreté. Mais cela, tu ne le sais
même pas ! Tu ignores ce que ressentent les vrais amants ! Aussi te
dirai-je que tu nous as trahies, ma dame et moi, ainsi que toutes celles que tu
as vues autour de nous et qui se sont dévouées à ton service quand tu faisais
semblant d’être amoureux de ma dame ! »
En entendant ces paroles, Yvain demeurait immobile et sans
réaction. Il savait bien que la jeune fille avait raison. Il s’était complu
dans maintes aventures et, trop pris par
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