La fée Morgane
son enthousiasme et son appétit de
gloire, il avait oublié le délai fixé par la Dame de la Fontaine. La jeune
fille reprit alors : « Sache, Yvain, que désormais ma dame n’a plus
aucun souci de toi. Elle te signifie par ma bouche que tu ne te représentes
jamais plus devant elle, car, en ce cas, elle te ferait jeter dehors par ses
valets comme le pire des malfaiteurs. Elle te fait également savoir que tu ne
dois plus garder l’anneau qu’elle t’a donné avant ton départ. Rends-le-moi, et
je m’en retournerai immédiatement, en te laissant à tes plaisirs ! »
Yvain ne fit pas un geste et ne prononça pas une parole. Il
ne le pouvait d’ailleurs pas, tant l’angoisse le saisissait à la gorge et l’étouffait.
La jeune fille, constatant son peu de réaction, s’approcha de lui, lui prit la
main et retira l’anneau qu’il portait à l’un de ses doigts. Après quoi, elle
dit à l’adresse de tous ceux qui se trouvaient là : « C’est ainsi qu’on
traite un trompeur, un traître sans parole ! Que la honte le dévore ! »
Elle se retourna alors, sauta sur son cheval, piqua des deux et disparut aussi
vite qu’elle était venue.
Un grand silence plana sur l’assemblée. Personne n’osait
dire un mot, tant l’incident avait été pénible. Puis, des murmures montèrent
peu à peu, comme le bruit de la marée après une période de calme. Mais Yvain
demeurait hébété. Tout ce qu’il percevait dans ses oreilles l’incommodait, tout
ce qu’il voyait le tourmentait. Il aurait voulu être très loin en une terre
sauvage si inconnue qu’on n’eût jamais pu le retrouver. Et il savait bien que
tout cela était sa faute. Il se haïssait lui-même, se demandant auprès de qui
il pourrait trouver consolation. Mais, ni Gauvain ni aucun autre de ses
compagnons n’aurait pu l’arracher à son désespoir. Il s’éloigna sans mot dire, craignant
de prononcer de folles paroles au milieu des autres. Il valait mieux qu’il se
réfugiât dans le silence et la solitude. Ainsi, pourrait-il expier le forfait
dont il s’était rendu coupable.
Il fut bientôt très loin de la forteresse et des pavillons
qu’on avait dressés sur le pré. Alors, le délire s’empara de lui. Il se griffa
le visage, se tordit les mains, déchira ses vêtements et les mit en lambeaux, et
il s’enfuit par les bois et par les champs. Quand ils ne le virent plus, ses
compagnons, fort inquiets, partirent à sa recherche, mais ils eurent beau fouiller
les tentes, les essarts, les haies et les fourrés, ils ne le trouvèrent point. Yvain
avait couru comme un fou, délaissant son cheval et ses armes. Près d’un parc, il
rencontra un garçon qui tenait un arc et des flèches et il eut juste assez de
sens pour les lui arracher. Perdant le souvenir de tout ce qu’il avait pu faire
jusque-là, il s’enfonça dans la forêt, guettant les bêtes qui se cachaient sous
les frondaisons, les tuant, les dépouillant et en mangeant la chair crue.
Il passa la nuit au pied d’un arbre et dormit d’un sommeil
lourd. Le froid du petit matin le réveilla. Il se leva, non pas pour revenir
vers la cour, mais au contraire pour s’enfoncer davantage dans les bois. Il
franchit des vallées, s’égara dans des montagnes désertes, revint vers des
prairies fleuries, et continua ainsi pendant des jours et des nuits jusqu’à ce
que le peu de vêtements qu’il lui restait fût entièrement usé. De longs poils
lui poussèrent alors sur le corps. Il fit sa compagnie des animaux sauvages. Il
se nourrit avec eux, si bien qu’ils lui devinrent familiers, ne lui faisant
aucun mal et lui apportant même de la venaison lorsqu’il n’avait plus rien à
manger. Mais, il finit par s’affaiblir au point de ne plus pouvoir les suivre
dans leurs courses folles le long des pentes. Il se mit alors à rôder dans le
bocage comme un homme forcené et sauvage, et c’est là qu’un jour il se retrouva
tout près d’une maison très basse et recouverte de chaume où demeurait un
ermite.
Quand l’ermite aperçut cet homme nu, il comprit qu’il n’avait
plus son bon sens. Craignant d’être assailli sans raison par lui, il courut se
réfugier dans sa maison et en ferma soigneusement la porte. Mais pris de pitié
devant cette déchéance, il saisit du pain qu’il faisait cuire lui-même, ainsi
qu’un bol rempli d’eau, et les plaça au-dehors, sur le rebord de la fenêtre. Le
fou s’approcha et, mis en appétit, s’empara du pain et le
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