La fée Morgane
mordit. Il n’en avait
certes jamais goûté d’aussi mauvais ni d’aussi dur, mais il le dévora en entier,
et le pain, qui était fait avec de l’orge et qui était très aigre, lui parut
aussi tendre que de la bouillie. Quand il l’eut mangé, il prit le bol et but
toute l’eau qu’il contenait. Alors, sans plus s’attarder, il regagna les bois, à
la recherche des cerfs et des biches. Dans sa demeure, derrière la fenêtre, l’ermite
le regarda, priant Dieu de protéger cet homme sauvage mais de faire en sorte de
le tenir éloigné de ces lieux.
Mais, le souvenir du pain fit revenir le fou. Le lendemain, il
était de nouveau là, attendant visiblement que l’ermite lui donnât quelque
chose. Comme il avait encore du raisonnement dans sa folie, il avait apporté un
chevreuil qu’il venait de tuer et qu’il déposa devant la porte de l’ermite. Celui-ci
comprit que l’homme sauvage voulait faire avec lui des échanges : il mit
du pain et de l’eau à la fenêtre, prit le chevreuil, le dépeça et le fit cuire ;
il y avait bien longtemps que l’ermite n’avait eu pareil festin, et il en
rendit grâces à Dieu.
Il ne se passa pas un jour, tant qu’il fut dans sa folie, que
l’homme sauvage n’apportât à la porte de l’ermitage quelque bête qu’il venait
de tuer. Il passait son temps à chasser, et l’ermite s’occupait de dépouiller
et de cuire le gibier, et le pain et l’eau dans le bol étaient chaque jour sur
le rebord de la fenêtre pour que le forcené pût se repaître. Il avait à manger
et à boire, venaison sans sel ni épices, et de l’eau froide de la fontaine. Et
l’ermite en profitait pour vendre les peaux et, avec l’argent qu’il recevait, il
achetait du pain de meilleure qualité que celui qu’il faisait lui-même.
Un jour, cependant, alors que le fou poursuivait une biche, il
sortit de la forêt et se trouva dans un très beau parc, bien aménagé, et avec
de frais ombrages au bord des sources. Comme il faisait très chaud, l’homme
sauvage eut envie de se reposer et s’endormit au pied d’un arbre. Or, la dame à
qui appartenait le parc était allée se promener, en compagnie de deux de ses suivantes,
le long de l’étang. Elles voulurent monter plus haut en direction d’une colline
et c’est là qu’elles aperçurent une forme et une figure d’homme, sur le sol, à
l’ombre d’un bosquet. Elles commencèrent par craindre que ce ne fût un être
dangereux, mais l’une des suivantes, surmontant sa peur, s’approcha prudemment
pour en savoir davantage. Elle comprit que c’était un homme nu, recouvert de
longs poils. Elle vit que sa peau était pleine de teignes et qu’elle s’était
desséchée au soleil. Elle regarda longtemps avant de reconnaître sur lui
quelque signe qui lui permit de l’identifier et, à force de l’examiner, découvrit
une cicatrice sur son visage : elle reconnut alors Yvain, le fils du roi
Uryen. Il n’y avait pas à en douter, et grand fut son étonnement de constater
dans quel triste état il se trouvait. Elle se signa par trois fois, mais elle
prit garde de ne point l’éveiller, préférant revenir tout de suite vers ses
compagnes.
« Dame, dit-elle en pleurant, je viens de trouver Yvain,
le fils du roi Uryen, l’incomparable chevalier. J’ignore à la suite de quelles
circonstances il en est réduit à cette déchéance. Sans doute est-ce quelque
chagrin qui lui fait mener cette vie étrange, car on peut devenir fou lorsqu’on
est en proie à une grande douleur. Yvain n’est pas dans son bon sens. Jamais il
ne serait aussi misérable s’il n’avait perdu l’esprit ! Plaise au Ciel qu’il
puisse rapidement recouvrer la raison ! Et si cela se pouvait, ce serait
un bonheur pour nous, dame, car il pourrait alors nous protéger contre les
entreprises du comte Allier qui menace tes domaines en ta personne. Il nous
faut sauver Yvain ; je suis sûre qu’il nous récompensera en nous sauvant à
son tour ! – Certes, répondit la dame, nous aurions bien besoin d’un
chevalier comme Yvain pour faire valoir nos droits sur ce misérable comte
Allier. Mais efforçons-nous d’abord de le guérir. Je crois qu’avec l’aide de
Dieu, nous lui ôterons de la tête ce délire et cette démence. Ne perdons pas de
temps. Morgane, la sœur du roi Arthur, si savante en magie et en remèdes de
toutes sortes, m’a donné un onguent merveilleux auquel, m’a-t-elle dit, aucune
rage de tête ne résiste et qui rend sa
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