La fée Morgane
je te parle. De plus, on ne peut me tuer que
dans une maison, car au-dehors, rien ne pourrait m’atteindre. On ne peut me
tuer si je suis à cheval. On ne peut me tuer si je suis à pied, en train de
marcher. – Mais alors, comment pourrais-tu être tué ? – C’est très difficile,
car l’homme qui m’a élevé a agi de telle façon que je suis protégé dans tout
combat et dans toute embuscade. – J’en suis fort heureuse, dit Blodeuwez, mais
encore faut-il que je sache tout à ce sujet pour pouvoir te garantir davantage.
– Je suis très touché de l’intérêt que tu me portes, dit Lleu. Je vais donc te
dévoiler mon secret. Tâche d’en faire bon usage. Voici : il faut me
préparer un bain sur le bord d’une rivière, établir au-dessus de la cuve une
claie voûtée, et ensuite la couvrir hermétiquement, amener un bouc, le placer à
côté de la cuve. Il faudrait alors que je misse un pied sur le dos du bouc et l’autre
sur le bord de la cuve : quiconque m’atteindrait dans ces conditions, avec
le javelot préparé depuis un an, me donnerait la mort. – J’en rends grâce à
Dieu, dit Blodeuwez, voilà une chose qui est facile à éviter, et ce n’est pas
demain qu’on pourra t’arracher à moi. »
Cependant, le lendemain matin, elle n’eut rien de plus
pressé que d’envoyer un messager raconter tout ce qu’elle avait appris à Gron
le Fort. Aussitôt qu’il eut pris connaissance du message, Gron s’occupa de la
fabrication du javelot qui fut prêt, jour pour jour, au bout de l’année. Il le
fit savoir, le jour même, à Blodeuwez. Celle-ci dit à Lleu : « Seigneur,
je me demande bien comment pourrait se réaliser ce que tu m’as dit à propos des
circonstances dans lesquelles on pourrait réussir à te tuer. Plus j’y pense, plus
je me persuade que c’est impossible. Il faudrait vraiment quelque acte de
sorcellerie pour qu’un ennemi vînt t’attaquer dans la position dont tu m’as
parlé. J’avoue que je serais bien curieuse de voir comment tu pourrais te tenir
dans une maison, un pied sur le bord d’une cuve, l’autre pied sur le dos d’un
bouc. Ne voudrais-tu pas me montrer comment tu ferais si je te préparais
moi-même le bain – Je te le montrerai », dit Lleu à la Main Sûre. Aussitôt
Blodeuwez envoya un messager auprès de Gron afin de l’avertir de se tenir à l’abri
de la colline qu’on appelle maintenant la Colline de la Rencontre, sur les
bords de la rivière Kynvael. En outre, elle fit rassembler tout ce qu’il y
avait de chèvres et de boucs dans le canton et les fit conduire de l’autre côté
de la rivière en face de la colline.
Le lendemain, elle dit à Lleu : « Seigneur, j’ai
fait préparer la claie et le bain. – Fort bien, répondit Lleu. Allons-y voir. »
Ils se rendirent près du bain. « Veux-tu te plonger dans la cuve ? demanda-t-elle.
– Volontiers », répondit-il. Lleu à la Main Sûre alla dans la cuve et y
prit son bain. « Seigneur, dit Blodeuwez, voici les animaux dont tu m’as
parlé et que tu as dit s’appeler boucs. – Eh bien, dit Lleu, fais-en attraper
un et fais-le amener ici. » On amena un bouc près de la cuve. Lleu sortit
du bain, mit ses chausses, puis posa un pied sur le bord de la cuve et l’autre
sur le dos du bouc. « Voilà, dit-il à Blodeuwez. Tu vois bien que ce n’est
pas très difficile. » À ce moment, Gron se leva, à l’abri de la Colline de
la Rencontre, et, appuyé sur son genou, il lança le javelot qu’il avait fait
préparer pendant un an. Le javelot atteignit si rudement Lleu dans le flanc que
la hampe se brisa et que le fer lui resta dans le corps. Lleu s’envola sous la
forme d’un oiseau, en poussant un cri affreux, strident, et on ne le revit plus.
Dès que Lleu à la Main Sûre eut disparu, Blodeuwez et Gron
le Fort regagnèrent la forteresse du Mur du Château et firent préparer un grand
festin. Ils couchèrent ensemble pendant la nuit et y prirent un extrême plaisir.
Le lendemain, Gron fit savoir qu’il était désormais le maître des domaines de
Lleu et qu’il gouvernerait le canton. Les gens murmurèrent, mais ils n’osèrent
rien contre leur nouveau seigneur. C’est ainsi que Blodeuwez et Gron connurent
des jours heureux dans la forteresse qui leur avait été donnée par le destin, sans
aucun scrupule, sans aucun remords, sans témoigner du moindre regret de la mort
de Lleu à la Main Sûre.
Mais l’histoire parvint aux oreilles de Math, fils de
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