La fée Morgane
force à celui qui l’a perdue ! »
Sans plus attendre, la dame retourna vers son château qui se
trouvait non loin de là, à l’autre extrémité de l’étang. Elle monta dans sa
chambre et prit une fiole qui était remplie d’un onguent très précieux. Elle la
mit dans la main de la suivante qui avait reconnu Yvain et lui dit :
« Va, emmène ce cheval-là, et emporte des vêtements que tu mettras à la
portée de l’homme. Frotte-le avec cet onguent dans la région du cœur. S’il y a
encore de la vie en lui, cet onguent le fera lever. Mais n’utilise pas tout :
il n’en faudra que de très petites quantités pour réchauffer son cœur et lui
redonner sa vigueur. Après, prends soin d’étaler les vêtements non loin de lui
et de laisser le cheval bien en vue. Alors, tu iras te cacher derrière un arbre
et tu observeras attentivement ses réactions. – Assurément, dame, répondit la
jeune fille, je ferai ce que tu me dis. » Et elle s’en alla vers l’homme
sauvage.
Yvain était toujours endormi et n’avait pas bougé. La jeune
fille se pencha sur lui, ouvrit la fiole, prit de l’onguent sur ses doigts et
se mit à frotter la poitrine de l’homme. Elle souhaitait tant qu’il se
réveillât de sa folie qu’elle utilisa tout le contenu du flacon au lieu de le
répandre avec parcimonie. Elle lui frotta même les tempes et le front afin de
faire sortir de son cerveau cette rage et cette mélancolie qui devaient tant
lui peser. Quand elle eut terminé, elle étala les vêtements, mit le cheval bien
en vue et se cacha derrière le tronc d’un gros chêne d’où elle pouvait tout
observer sans qu’il pût s’apercevoir de sa présence.
Quelques instants plus tard, elle le vit remuer faiblement, puis
se gratter le bras, et enfin se redresser. Il paraissait tout ébahi et
regardait son corps couvert de poils sans comprendre ce qui était arrivé. Il
avait grande honte de se trouver nu et, ayant remarqué les vêtements, il se
dirigea rapidement vers eux et se mit en devoir de les enfiler. Il semblait
faible, sa démarche était mal assurée, et c’est avec peine qu’il put monter sur
le dos du cheval. C’est alors que la jeune fille sortit de sa cachette et vint
le saluer : « Seigneur Yvain, dit-elle, n’aie aucune crainte : nous
t’avons découvert endormi et malade, et nous avons fait en sorte de te frotter
avec un onguent merveilleux qui a été donné à ma dame par la sage Morgane. C’est
cela qui a réveillé ton esprit. Mais tu es encore très faible, et je vais te conduire
jusqu’à la demeure de ma maîtresse pour que tu puisses t’y reposer. »
Quand il entendit ces paroles, Yvain fut tout joyeux et il sourit à la jeune
fille en disant : « Jeune fille, je ne sais qui tu es, mais sois
bénie par Dieu de m’avoir tiré de l’étrange état dans lequel je me trouvais. Je
ne me souviens de rien, sinon d’avoir eu des rêves effrayants qui m’ont laissé
tout meurtri. »
La jeune fille guida le cheval d’Yvain jusqu’à la maison.
« Qui est donc ta maîtresse ? demanda-t-il. – On l’appelle la Dame de
Noiroson. Elle possède ce château, le parc où nous t’avons trouvé et bien d’autres
domaines encore. Son époux, en mourant, lui a laissé deux comtés entiers mais
aujourd’hui elle n’a plus guère que ce château et ce qui l’entoure, car le
reste lui a été enlevé par son voisin, un jeune comte du nom d’Allier, parce qu’elle
a refusé de devenir son épouse. – Voilà qui est bien triste », dit Yvain. La
jeune fille et lui entrèrent dans la cour du château.
La jeune fille aida Yvain à descendre de cheval, le mena immédiatement
dans une chambre confortable, alluma un feu et le laissa. Puis, elle se rendit auprès
de la dame, lui raconta ce qui s’était passé et lui rendit la fiole. « Jeune
fille, dit la dame, où est le reste de l’onguent ? – Il est tout entier
perdu, répondit la jeune fille, car j’avais peur que le chevalier fût trop
malade, et je n’ai pas hésité à tout utiliser. – Il m’est difficile de te faire
des reproches à ce sujet. Cependant, je pense qu’il était inutile de dépenser
tout cet onguent précieux pour un seul homme. Il eût pu servir encore de
nombreuses fois. – Mais, dit la jeune fille, n’oublie pas qu’il s’agit d’Yvain,
et que tu as besoin d’un chevalier tel que lui pour défendre ton domaine !
– C’est juste, répondit la dame, mais à condition qu’il veuille bien
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