La Fille de l’Archer
s’arrangeait toujours pour qu’au milieu des viandes nous trouvions un débris identifiable : un doigt ceint d’une bague, une oreille de fille encore percée d’un pauvre bijou en métal jaune… Il guettait nos expressions et éclatait de rire lorsque la nausée nous prenait. J’ai toujours ce rire dans la tête. Il me tire du sommeil plusieurs fois par nuit. Je ne voulais pas devenir à son image, si endurci qu’il faille aller toujours plus loin pour réussir à éprouver quelque chose.
« Après avoir bu le vin drogué, il est tombé la tête dans son assiette. Endormi. Alors que je m’approchais, le poignard à la main, j’ai cru jusqu’à l’ultime seconde qu’il allait se relever et me saisir à la gorge. Je l’avais vu si souvent triompher sur les champs de bataille que j’avais fini par le croire invincible. J’ai été presque déçu quand j’ai senti ma lame pénétrer si facilement dans sa poitrine. Je… je l’ai frappé à dix reprises… pour être sûr. Je ne parvenais pas à me convaincre de sa mort. Je me répétais : “Il va se relever, il va se relever.” C’est Gérault qui a arrêté mon bras. J’étais couvert de sang de la tête aux pieds. Le torse d’Ornan n’était qu’une plaie.
« Nous l’avons descendu dans la crypte, pour l’ensevelir au centre de ce qui avait été l’arène, là où tant de jeunes gens avaient trouvé la mort. Nous ne voulions pas courir le risque de l’enterrer à l’extérieur du château ; un berger aurait pu découvrir le corps et le reconnaître. À cause de son bec-de-lièvre, Ornan était facile à identifier.
« Alors il s’est passé une chose étrange. Dès qu’ils ont aperçu le cadavre de leur maître, les fauves sont devenus fous. Le gorille a empoigné les barreaux de sa cage pour les tordre. Je crois… je crois qu’ils voulaient nous punir. Gérault m’a crié qu’il fallait les tuer avant qu’ils ne s’échappent et nous dévorent. C’est ce que nous avons fait, à coups de flèches et de carreaux d’arbalète. Puis, avec l’aide des Maures, nous avons creusé une grande fosse où nous avons entassé les dépouilles. Ornan de Bregannog s’y trouve toujours, dans le pêle-mêle pourrissant de ses chers animaux. Afin de dissimuler la sépulture, nous avons recouvert le sol de cailloux ramenés du dehors et de dalles d’ardoise. C’est à cause de ce charnier que la crypte pue autant.
— N’aurait-il pas été plus simple, au lieu d’assassiner le baron, de quitter son service ?
— Tu es gentille ! On voit que tu n’as pas connu le personnage ! Jamais il ne nous aurait laissés partir. Nous en savions trop. Il ne pouvait courir le risque de nous rendre une liberté qui nous aurait permis de le dénoncer aux autorités religieuses. Il aurait préféré nous tuer.
— Après l’avoir enterré, vous avez usurpé son identité…
— Nous avions agi en proie à une sorte de fièvre, sans penser à ce qui s’ensuivrait. Nous avions vécu ces dernières années dans un tel climat de folie que nous ne raisonnions plus comme des gens normaux. Enfin libérés d’Ornan, nous avons réalisé que les pires tourments nous attendaient si notre crime venait à être découvert. Une seule solution s’offrait à nous, la fuite… À première vue, une telle entreprise était réalisable. Il suffisait de puiser dans le trésor du château, de s’emplir les poches d’écus et de négocier notre passage sur un bateau en partance pour l’Orient. Là-bas, nous aurions recommencé notre vie sous une identité d’emprunt, acheté des bateaux, lancé un négoce maritime… Le butin accumulé par Ornan faisait de nous des hommes riches. C’est alors qu’une chose imprévue s’est produite.
— Quoi donc ?
— Nous ne savions pas qu’Anne de Bregannog, l’oncle d’Ornan, était encore vivant ; il avait survécu à la catastrophe, mais Ornan s’était bien gardé de nous le révéler. C’était son secret. Et je pense aujourd’hui qu’Anne était à l’origine des horreurs auxquelles nous avons été mêlés. Les jeux du cirque, c’était son idée ! Le mystérieux visiteur masqué convié aux représentations, c’était lui ! Ornan se faisait un devoir de distraire son oncle, son mentor, de lui montrer à quel point l’élève avait dépassé le maître.
« Anne de Bregannog n’a pas mis longtemps à comprendre ce qui s’était passé. Le meurtre était son métier. Il a donc
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