La Fille de l’Archer
considérable sur l’ennemi car les populations s’enfuiront devant vous, les troupes se débanderont, les cités se videront de leurs habitants. Votre simple apparition provoquera l’exode et la retraite.
Jehan s’interroge. À partir de quand cette astuce stratégique est-elle devenue un plaisir ? Un besoin ?
Il sait que là se situe le nœud du problème.
Peu à peu, l’excitation du massacre lui a été nécessaire. Hors des combats, il ne se sentait plus vivant. Une espèce d’engourdissement s’emparait de son être. Comme beaucoup de ses compagnons d’armes, il a eu l’impression d’être devenu un mort qui marche. Une enveloppe désespérément creuse, inhabitée. Un abîme de non-existence.
Est-ce à cause de cela qu’il a suivi Ornan sur la pente de la déchéance ?
Quand la guerre s’est achevée, le mal s’est aggravé. Tous, ou presque, en ont été atteints. La paix les a rendus malades. L’ennui les a momifiés.
Oui, Anne de Bregannog a sans doute raison, c’est pour se sentir de nouveau vivants qu’ils se sont remis à tuer en secret. Pour éprouver quelque chose. Retrouver ce flamboiement noir qui leur dévorait le ventre et la poitrine quand résonnait l’ordre de prendre le pas de charge et de galoper sus au Sarrasin. Oui, tuer parce qu’ils ne supportaient plus le néant de leur existence.
Cela n’excuse rien, il en a conscience. Il aurait dû réagir, se révolter, prendre la fuite dès que les choses ont mal tourné. Pourquoi ne l’a-t-il point fait ?
Il l’ignore. Il ne veut pas y réfléchir : à quoi cela servirait-il ? Il est trop tard. Sans doute s’était-il tellement accoutumé au spectacle des mises à mort qu’il n’a pas eu conscience de la frontière qui sépare les nécessités guerrières de la perversion pure et simple ? Quand il s’est réveillé, il était déjà sur la mauvaise rive des enfers. Non pas comme victime, plutôt en tant que démon.
Est-il totalement coupable ? A-t-il été, d’une certaine manière, victime de ses années d’apprentissage ?
Il se rappelle qu’au tout début on les habituait, lui et les autres écuyers, à tuer les animaux à coups de bâton, à les frapper jusqu’à ce que les pauvres bêtes n’aient plus un os intact sous la peau… Il se rappelle que cela le faisait vomir, au début du moins… et puis, l’habitude a fait le reste. L’habitude, c’est la cause de ce qui a suivi.
Il se demande ce qu’en dirait un prêtre. Non pas qu’il souhaite se confesser. Il y a longtemps qu’il ne croit plus aux tourments infernaux.
Il frissonne en dépit de la chaleur.
Il regarde Wallah à la dérobée. Dommage pour elle.
Il se demande s’il ne serait pas miséricordieux de l’étrangler ou de lui briser la nuque par surprise afin de lui éviter de finir entre les crocs du chien. Oui, ne serait-ce pas lui rendre service ?
Il hésite. Il éprouve une telle lassitude qu’il répugne à bouger. Par ailleurs, il se fait la réflexion qu’elle est vive et habile. Viendrait-il à bout d’elle aussi facilement qu’il l’imagine ? Rien n’est moins certain.
Mieux vaut laisser les choses suivre leur cours. La fin est imminente. En ce qui le concerne, il est prêt.
*
Wallah examine la bougie, qui a fondu jusqu’à la première marque ; une heure vient de s’écouler. Une chaleur d’étuve règne à présent dans la chambre.
L’écuyer s’approche des amants, touche la main gauche du mort redevenue souple. Les corps ont dégelé. Ils ont perdu leur aspect minéral, mais la peau a conservé sa teinte bleuâtre.
— Il faut y aller, murmure Jehan. Si on attend encore, ils vont puer.
Wallah se met nue. Jehan l’imite, sans lui accorder un regard. Ils se frictionnent ensuite aisselles et entrejambe avec la poudre verte, en espérant qu’elle annihilera leurs émanations sui generis . Puis ils enfilent les vêtements des morts. Wallah, qui a l’habitude de s’habiller en garçon, est décontenancée par la robe et le corselet qui lui laisse les seins exposés au regard.
Le plus délicat reste à faire : ils doivent maintenant enfiler leurs propres effets aux cadavres, opération malcommode s’il en est. Une fois habillés, les morts sont adossés à la muraille, près de la cheminée, là où la lumière dansante du foyer les nimbe d’un semblant de vie. C’est la première chose qu’apercevra le dogue en bondissant dans la chambre.
Reste le lit, qu’il faut déplacer d’une
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