La Fille de l’Archer
saltimbanques. On voit du pays, il y a du changement, de l’imprévu. La culbute avec les hommes, elle n’y prête plus guère attention. Avec le temps, c’est devenu aussi banal que d’aller à la chaise percée. Un moment un peu désagréable, mais qui ne dure pas, et très vite on n’y pense plus.
Quelque part, il lui plaît d’être sortie de l’anonymat, de parader sur les champs de foire, d’appartenir enfin à cette famille des saltimbanques qui la faisait tant rêver jadis, quand elle était jeune mariée. Elle se rappelle que Pierre, son mari, la rabrouait lorsqu’il la surprenait, songeuse, sur le pas de la porte, à admirer les comédiens.
— Des bons à rien, grognait-il, voleurs de poules, voleurs d’enfants. Que fiches-tu là à bayer aux corneilles ? On t’attend en cuisine !
Somme toute, Javotte ne s’estimerait pas malheureuse s’il n’y avait Wallah. Cette gosse lui fait peur. Depuis le début une ombre plane sur ses origines. Cela tient moins à sa nationalité qu’à une série d’événements mystérieux dont Javotte a été le témoin involontaire. Pour commencer, l’ancienne aubergiste a toujours trouvé Gunar étrange, hautain, plein de cette morgue qui est l’apanage des seigneurs et dénonce, à coup sûr, une haute naissance.
Javotte ne s’y est pas trompée. Elle a côtoyé trop de soldats pour admettre que Gunar n’était qu’un simple archer. Il n’en avait ni l’allure ni les manières. Son regard le trahissait. Javotte n’a lu une telle expression que dans les yeux des princes lorsqu’il leur arrivait de traverser la ville ou d’inspecter une compagnie. Un regard qui semblait dire : Je suis d’un autre sang, je n’ai rien de commun avec cette plèbe pouilleuse qui se prosterne sur mon passage.
Gunar a surgi de nulle part, avec ses armes et sa fillette (qu’on a d’abord prise pour un petit garçon car elle était vêtue d’habits de gamin… comme si l’on désirait entretenir la confusion à dessein).
Sa carrure, sa prestance, ainsi que le parfum de danger qui flottait autour de Gunar, ont convaincu Bézélios de l’engager. Ce n’était point mauvaise idée car plusieurs chariots de forains avaient été récemment pillés par les brigands. La présence de Gunar aurait à coup sûr un effet dissuasif sur les malandrins embusqués au bord des chemins. Gunar était grand, musclé… et beau ; le plus impressionnant, toutefois, restait ses yeux bleu acier qui vous clouaient sur place. Des yeux qui disaient : Je peux te tuer sans même te toucher…
Au début, Javotte a cru que Gunar compterait parmi ses clients, ou ceux de Mariotte et de Mahaut, mais il n’en a rien fait. C’était étrange : un gaillard de cet acabit aurait dû avoir des appétits, non ?
Elle en a conçu de la méfiance. Au fond, si elle veut être honnête avec elle-même, Javotte doit s’avouer que Gunar lui a toujours plu. Il était d’une autre race, cela l’aurait agréablement changée des paysans malodorants !
Et puis…
Et puis il y a eu les incidents.
Cela n’a guère surpris Javotte qui avait déjà remarqué que Gunar passait beaucoup de temps à scruter l’horizon ou à regarder par-dessus son épaule. Bien sûr, ses fonctions de garde du corps justifiaient une telle attitude, mais il y avait autre chose, elle en avait l’intuition. Gunar se souciait peu des bandits de grands chemins, il craignait l’arrivée d’un ennemi beaucoup plus redoutable. Un ennemi qui, de toute évidence, essayait de retrouver sa trace, et celle de la fillette.
Une nuit que Javotte s’était glissée hors du chariot pour uriner dans les buissons, elle a surpris une discussion en langue inconnue. Gunar parlait avec un homme en haillons qui se tenait prosterné devant lui, comme s’il se trouvait en présence d’un roi.
L’étranger avait l’allure d’un messager épuisé par une longue course, il tremblait de froid, de faim, et de peur. Évitant le regard de son interlocuteur, il désignait un point de l’horizon, en arrière du convoi, comme s’il signalait la présence d’un danger. Gunar lui avait posé la main sur l’épaule pour l’inviter à se relever. Craignant d’être vue, Javotte avait regagné le chariot.
Troublée, elle n’a parlé de cette scène à personne. La nuit suivante, ne parvenant pas à trouver le sommeil, elle est restée aux aguets. C’est ainsi qu’elle a vu Gunar quitter la carriole bâchée en emportant deux épées.
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