La Fille de l’Archer
voisins, confits en religion, sont morts dans les pires tourments.
Longtemps, les images de la tragédie l’ont hantée, l’empêchant de dormir. La ville désertée, les croix peintes sur les portes des pestiférés, les médecins affublés de masques en carton qui se gardaient bien de toucher les malades, les prêtres qui tombaient comme des mouches. Et l’odeur des bûchers… ces brasiers où l’on brûlait les cadavres dans l’espoir d’enrayer la contagion.
L’épidémie terminée, Javotte s’est découverte ruinée, incapable de reprendre l’auberge en main. Accablée, il lui arrivait de rester un jour entier prostrée dans la salle vide, tandis que les rats couraient sur le carrelage, en quête d’une improbable nourriture. C’est alors qu’elle a commencé à glisser sur la pente du malheur, progressivement, acceptant de se laisser lutiner en échange d’un morceau de lard, d’un pâté… Il fallait bien se nourrir, n’est-ce pas ? Pourquoi avoir échappé à la peste si c’était pour mourir de famine !
Les filles réclamaient, pleuraient en se tenant le ventre. Peu à peu, les complaisances de Javotte lui ont taillé une réputation qui n’a pas tardé à lui attirer une clientèle de mâles en rut. La maladie avait décuplé chez les hommes le besoin de profiter de la vie. Une fringale d’étreintes qui confinait à la rage. Tous éprouvaient la même urgence de s’abandonner aux joies du corps ; or, beaucoup de femmes étaient mortes. Les jeunes principalement. Allez savoir pourquoi, les survivantes étaient toutes quinquagénaires. Quelle ironie ! À croire que Dieu prenait plaisir à compliquer les choses !
Oui, la chose s’est faite peu à peu. Par habitude, indifférence, aboulie. Les privautés qu’elle accordait sont allées chaque fois plus loin. Les caresses sont devenues exigeantes, jusqu’au jour où un robuste maquignon l’a renversée sur une table pour la pilonner. Javotte a décidé que ce n’était pas si terrible, après tout. L’épreuve avait été brève… et bien payée. Qu’avait-elle éprouvé ? Pas grand-chose en vérité, une gêne passagère, guère différente de celle générée par les examens que font subir les matrones lorsqu’elles auscultent une femme enceinte. Ce soir, les gamines mangeraient à leur faim, c’était le principal.
La répétition banalise les choses. Très vite, une routine s’est installée. Deux ans ont passé. Javotte est devenue la putain officielle du quartier, et cela aurait pu durer si les prêtres ne lui avaient cherché noise, menaçant de lui enlever ses filles pour les placer dans un orphelinat.
C’est alors que Bézélios et sa troupe ont traversé la ville. Venu en client, il a proposé à Javotte de se joindre à la compagnie.
— Tu devrais sauter sur l’occasion, lui a-t-il expliqué. Les ratichons vont te mener la vie dure, je sais de quoi ils sont capables. D’abord ils te confisqueront tes gamines pour en faire des bonnes sœurs. De celles qu’on réserve aux basses œuvres et qui soignent les lépreux. Ensuite, ils t’emprisonneront, te raseront la tête, avant de t’enfermer dans un asile avec les folles. Tu subiras exorcisme sur exorcisme. On te torturera pour extraire les démons de ton corps. Rien ne te sera épargné. Pas même les injections de moutarde brûlante dans la matrice. Les chasseurs de démons adorent ce genre de procédés qui s’attaquent aux parties honteuses de la femme. Si tu survis à tout cela, tu deviendras leur esclave et l’on t’épuisera en besognes ingrates. Jamais tu ne retrouveras la liberté.
Javotte a pris peur. Elle a accepté de suivre le montreur d’animaux dans son périple. Oui, c’est ainsi que les choses se sont mises en place. Les fillettes ont grandi. Lorsqu’elles ont eu quatorze ans, Bézélios a jugé qu’il était temps pour elles d’imiter leur mère, et Javotte a dû se résoudre à leur apprendre le métier. Une fois dépucelées par le maître des bêtes tortes, Mariotte et Mahaut ont montré de belles dispositions.
Javotte essaye de ne pas se dire que sa vie aurait pu prendre une autre direction. Les regrets ne servent à rien. Sans la peste, elle serait probablement aubergiste, et s’ennuierait en rêvant à une existence autrement plus aventureuse. Elle trouverait son mari balourd, et, le soir, l’écouterait radoter au coin du feu en se disant qu’elle méritait mieux.
Au reste, elle n’est point malheureuse chez les
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