La Fille de l’Archer
Dévorée de curiosité, elle l’a suivi dans la forêt. C’est là que, cachée derrière un arbre, elle a assisté au combat. Deux hommes ont surgi dans la clairière, portant des vêtements étranges et des tatouages à l’encre bleue sur la poitrine et les bras. Après avoir apostrophé Gunar, ils l’ont attaqué sur les deux flancs.
Au cours de son existence, Javotte a assisté à bien des combats. Elle a vu des soldats s’empoigner et mourir, des compagnies prendre d’assaut des remparts et entrer en corps à corps avec les défenseurs de la place, mais jamais elle n’a observé une telle leçon d’escrime. Gunar ne se battait pas comme un vulgaire soldat qui ne connaît que l’estoc et la taille, et abat sa lame à la façon d’un bûcheron. Non, il bougeait avec une étrange fluidité et une grâce diabolique, comme s’il effectuait une danse rituelle. Son épée dessinait dans l’air des figures cabalistiques d’une grande complexité avant de s’enfoncer dans les chairs de ses ennemis. C’était tout à la fois beau et terrible. Aucun chevalier français ne combat ainsi.
Une tête a volé dans les airs, tranchée au ras des épaules, bientôt suivie d’une deuxième. Javotte a failli pousser un cri quand une goutte de sang a éclaboussé sa joue.
Elle a pris le parti de s’enfuir sans demander son reste. Le lendemain matin, en traversant la clairière, elle n’a pas trouvé trace des corps. Gunar les avait de toute évidence enterrés.
Des incidents de ce genre, il y en a eu d’autres au cours des dernières années, avant que Gunar ne tombe malade. Des attaques nocturnes, des exécutions silencieuses et sanglantes. Javotte s’est souvent demandé quel secret unissait le guerrier aux yeux bleus et sa fille, Wallah. Pourquoi d’étranges assassins venus du bout du monde s’acharnaient-ils à les poursuivre ? Elle n’a jamais osé poser la moindre question.
À présent que Gunar est mort, elle s’interroge : les persécutions vont-elles reprendre ? Wallah va-t-elle attirer le malheur sur eux ? Il y a quelque chose d’effrayant chez cette fille. Une dureté minérale héritée de son père. La marque d’un autre sang. Tout cela ne présage rien de bon. C’est la première fois que la compagnie se retrouve en si vilaine posture. C’est bien sûr la faute de Bézélios, mais ne peut-on pas considérer que Wallah a attiré le mauvais œil sur ses compagnons ? Le père mort, les forces obscures qui le harcelaient ne vont-elles pas reporter leurs efforts sur sa fille ?
Hélas, ce n’est pas le seul problème. Cet après-midi, alors qu’elle racolait aux abords d’une taverne, Javotte a fait chou blanc. Aucun client n’a été séduit par ses rondeurs. Tout à coup, elle s’est sentie vieille. Détrônée par Mariotte et Mahaut. Elle savait que cela arriverait, bien sûr, mais pas si tôt. Saisie de vertige, elle s’est demandé quelles perspectives s’offraient désormais à elle… Un instant, elle s’est vue lingère dans un couvent, ou gardeuse de porcs. C’est ainsi que finissent les filles publiques trop âgées ; du moins celles qui ont la chance de convaincre les bonnes sœurs de la sincérité de leur repentir. On leur permet de coucher dans une grange venteuse en échange d’un travail éreintant qui, pour tout salaire, leur vaudra un quignon de pain et un bol de soupe claire trois fois par jour.
Comme si ce n’était pas assez, Javotte a perçu chez ses filles le désir de quitter la troupe pour partir à l’aventure. Elles sont jeunes, elles ont besoin de mouvement, de nouveauté.
Mahaut a émis l’idée de suivre une armée en marche.
— Avec les soldats, a-t-elle déclaré, on ne risque pas de manquer de clients. Et puis, avec un peu de savoir-faire, on réussit à s’attacher un capitaine qui vous prend sous sa protection et finit par vous installer dans vos meubles.
Elle rêve ! Javotte l’a vertement tancée en lui brossant un tableau plus réaliste de la vie des putains de régiment : la satisfaction à la chaîne des hommes en rut, échauffés par les combats, et qui ne se contrôlent plus. Dix, vingt, trente à la file… Des brutes habituées au viol et qui vous déchirent le ventre, voire vous étranglent. Les maladies auxquelles on n’échappe pas, la vérole, les chancres. On vieillit vite à ce rythme-là ! Y ont-elles pensé ? Les ribaudes qui suivent les armées en marche ne font guère d’usage. Leur corps se défait,
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