La Fille de l’Archer
J’arrose la campagne de boulets pour tenir le démon en respect. Sinon je m’ivrogne et me fourre au lit avec une robuste friponne que n’effraye pas ma jambe de bois. C’est là toute mon existence.
« Je ne sais ce qu’il faut croire. Ma science ne va pas au-delà des systèmes de levage et des contrepoids. Il n’est pas impossible que le dévoreur existe avec ses deux caboches à crinière de lion. Peut-être est-il vraiment là pour exiger notre capitulation ? Peut-être n’est-ce qu’une erreur de la nature, un ours mal formé à l’humeur irascible ?
« Quoi qu’il en soit, tu nous rendrais un fier service si tu le capturais, baladin. Nous pourrions vivre le peu de temps qu’il nous reste dans la paix et la sérénité.
D’un seul coup il se lève, peinant à trouver son équilibre à cause de l’excès de vin et de sa jambe articulée.
— Vous m’avez mis le gosier en feu, compagnons, grogne-t-il, car je n’ai point l’habitude de m’épancher de la sorte. Je vais dire aux valets de vous dénicher un coin où dormir. Nous reparlerons de tout cela quand j’aurai les idées claires. Votre proposition m’intéresse, mais je tiens à ce que vous ayez une image juste de ce à quoi vous vous attaquez. Si vous ratez votre coup, le dévoreur, lui, ne vous ratera pas.
Il s’éloigne en titubant, hèle une servante et lui ordonne de s’occuper de ses hôtes.
Bézélios et Wallah se retrouvent dans le grenier à foin, au-dessus des écuries. La soubrette, en guise de dîner, leur a donné une miche de pain bis, un morceau de lard et un pichet de cidre. Tout en partageant ces agapes, ils confrontent leurs impressions. Au vrai, le récit de l’ingénieur les a troublés et ils se sentent moins sûrs d’eux qu’à leur arrivée. L’image du lion nageant dans le sillage du bateau ramenant Ornan de Bregannog sur la terre de France les hante. Wallah demande au forain s’il est possible de maintenir un mort dans un semblant de vie qui lui permet d’aller et de venir comme n’importe quel vivant. Bézélios hésite. Les Maures sont fort versés en sciences alchimiques. Contrairement aux chrétiens bridés par de sottes répugnances, ils ne dédaignent pas d’explorer le corps humain, d’en pénétrer les secrets. Leur médecine dépasse de loin celle des apothicaires français. Dans ces conditions, on peut imaginer bien des choses.
Il est une autre explication, plus banale mais tout aussi effrayante : Ornan de Bregannog est lépreux.
— C’est un mal courant en ces contrées lointaines, murmure Bézélios. On l’y attrape facilement et sans même le savoir. Il suffit pour cela de poser la main sur un objet touché par un ladre.
Wallah n’a jamais vu de lépreux que de loin, et enveloppés de voiles noirs, comme le veut la loi, s’ouvrant un chemin à grands coups de crécelle. Leur approche met les populations en fuite.
— Ne nous emballons pas, conclut Bézélios avec un bâillement, tout cela n’est que supposition.
1 - Partir à la croisade. À l’époque, le terme « croisade » désigne indifféremment toute expédition « punitive » en terre étrangère.
2 - Dès le Moyen Âge, les militaires utilisaient le fromage de Roquefort en pansements à cause des propriétés antibiotiques de ses moisissures. La toile d’araignée avait les mêmes pouvoirs.
12
Les jours suivants, Coquenpot s’adonne à un ressassement morose que ni Bézélios ni Wallah n’osent interrompre. À présent qu’il a entrouvert la porte aux souvenirs, l’ingénieur se laisse aller à l’évocation des mauvaises actions dont Ornan de Bregannog et lui-même ont été les auteurs. Les images défilent, sanglantes, atroces. Toujours, Coquenpot en revient à la malédiction édictée par le saint homme, ce djinn engendré par leur culpabilité, qui s’attache à leurs pas où qu’ils aillent, se moquant des distances comme des obstacles infranchissables. Ce démon qui se nourrit de leurs remords et ne cesse de grandir…
L’ingénieur finit par admettre qu’il est prêt à verser une forte récompense à qui lui livrera la carcasse du monstre. Bézélios s’en réjouit et relève le défi.
— Tu ne trouveras pas le dévoreur dans la vallée, soupire l’ingénieur, mais beaucoup plus haut, sur les terres d’Ornan, à flanc de montagne. Et si tu veux tenter l’aventure, il te faudra présenter des lettres de créances, car jamais le baron ne tolérera la présence
Weitere Kostenlose Bücher